Islam européen : voies et fondements pour une mutation éthique
Intervention d’Ahmed Rahmani aux Journées culturelles européennes, Bruxelles (Heysel) le 13 mai 2007
La spiritualité vivante est celle qui accueille avec douceur et clémence le nouvel arrivé, celle qui nous interpelle tous les jours, et se propose sous forme d’un programme qui nous assure une nourriture spirituelle quotidienne.
Le débat de ces deux jours a confirmé la conviction largement partagée aussi bien par les observateurs que les acteurs, qu’on est vraiment sur un tournant de l’histoire de l’Islam européen. Une nouvelle étape marquée de plus en plus par des initiatives, des projets, des entreprises qui aspirent et travaillent pour un avenir meilleur. Un avenir qui s’inscrit dans une dynamique constructive et participative au sein de la société, ou des sociétés, desquelles les musulmans font désormais partie intégrante. Cependant l’optimisme et la confiance en l’avenir ne doivent pas nous dispenser de poser quelques questions majeures et importantes pour cette phase charnière et ce pour deux raisons :
- Cette dynamique n’est qu’à ses premiers balbutiements. Un énorme travail de fond, comme on va essayer de le voir à travers cet exposé, reste à faire.
- Ce début de mouvement nous place d’ores et déjà devant un choix quant à sa visée et ses objectifs. Un choix entre deux finalités dont la différence est loin d’être mince. Ce choix se pose sous les termes suivants : Sommes-nous une simple minorité qui se bat pour une reconnaissance, une place dans la société ? Ou bien, sommes-nous les enfants d’une grande civilisation dont le message fondateur a établi une fraternité humaine à l’échelle planétaire et a interdit toute forme de tyrannie ou corruption sur terre.
Nul doute que les conséquences de chaque choix sont infiniment différentes. Si nous nous considérons comme une simple minorité nous n’avons qu’à suivre le modèle des autres minorités qui nous ont précédé sur cette terre. Si par contre nous déclarons notre appartenance à cette grande famille porteuse de valeurs humaines et universelles nous allons très vite nous retrouver face à une entreprise grandiose, un projet de longue haleine. C’est à une première approche des contours de ce projet que va s’installer cette modeste intervention.
Afin de ne pas tomber dans le verbiage je crois qu’il est important de s’interroger d’emblée sur les implications de la volonté d’être partie prenante dans ce projet d’abord au niveau de la responsabilité individuelle, puis au niveau collectif, c’est-à-dire au niveau des structures des institutions. J’entend par institution ou structure tout espace ou forme organisé ou spontané qui permet d’observer l’état des musulmans en tant que communauté.
Je vais donc parler dans un premier temps du rôle du musulman européen dans l’entreprise du changement. Puis en deuxième temps, dans le deuxième et le troisième point, il sera question de l’effort nécessaire pour qualifier les structures existantes afin qu’elles soient à la hauteur de leur tâche. Donc dans le deuxième point je vais essayer de dessiner le profil des institutions capables d’assurer l’épanouissement spirituel et l’enrichissement culturel des individus tout en forgeant une relation fraternelle et solidaire, sans les enfermer pour autant dans un communautarisme qui les coupe de leur société. Pour le troisième point qui sera en quelque sorte le fruit ou le résultat des deux premiers, je vais m’attacher à établir une première esquisse d’abord du discours qui véhiculera notre pensée et nos propositions à nos sociétés. Puis des quelques principes qui encadrerons notre agir.
Le rôle du musulman européen
Rappelons d’abord ces trois grandes spécificités qui caractérisent l’appartenance à l’Islam.
- L’adhésion à la religion de l’islam est basée sur un acte fondateur (l’attestation de foi) qui est strictement personnel. C’est une conviction intime qui exclut toute contrainte ou influence extérieure. Même pour le Prophète la mission était clairement définie par des versets coraniques : « Nulle contrainte dans la Voie (ad-dîne) ».
- Une fois convaincu, l’Homme est invité à emprunter un chemin résolument ascendant, ce qui va lui demander un effort continu à la recherche de la complétude morale et spirituelle.
- Cet effort doit faire ses preuves dans la vie quotidienne du musulman. Il doit apparaître dans sa capacité à neutraliser ses penchants naturels à la violence, à l’égoïsme et doit favoriser les meilleures vertus comme l’honnêteté, la douceur, …
Ces trois caractères auront trois conséquences très importantes.
- Chaque musulman aura le souci permanent d’être conforme à ce que Dieu attend de lui. Il aura une grande volonté de faire de sa vie une recherche continue de l’agrément de son Créateur. Il mènera sans relâche un combat contre l’amnésie et l’insouciance susceptibles de le vider de sa foi et le jeter dans une religiosité sans âme.
- L’engagement dans la vie collective sera basé sur cette conviction personnelle, ni sur un endoctrinement ni sur un embrigadement.
- La troisième conséquence est celle qui a un trait direct avec notre sujet. Une telle conviction et un engagement portant les caractéristiques que je viens d’exposer participeront sans doute à l’émergence de ce modèle d’Homme qui n’est ni un être dépossédé de sa liberté et qui vit sous le joug de je ne sais quelle idéologie, ni un être perdu qui cherche désespérément ses repères, ou encore un être qui saute dans la roue infernale d’une vie qui l’abreuve en satisfaisant ses désirs les plus bestiaux et l’empêche d’avoir un moment de répit afin qu’il puisse poser des questions sur le sens de sa vie.
En mettant en avant cet argument, je n’ai pas cherché à ignorer cette machine qui tourne jour et nuit pour construire le stéréotype d’un islam qui asphyxie la liberté individuelle et écrase la raison sous le poids insupportable de l’irrationnel et de la tradition, une construction qui trouve malheureusement des pièces à conviction dans une partie de notre histoire et dans le comportement de certains musulmans. J’ai mis cet argument en avant parce que j’ai la certitude que la formation de ce modèle et sa présence sur la scène sociale montreront la production de cette machine sous sa véritable nature, c’est-à-dire, des mensonges, des contrevérités de désinformation. On ne trouvera pas mieux que l’éloquence de la parole divine pour exprimer cette vérité. Je vous invite donc à méditer le verset suivant : « Celui qui était mort et que nous avons ressuscité et lui avons octroyé une lumière pour se diriger au milieu des hommes est-il semblable à celui qui est dans les ténèbres d’où il ne sortira point ? »
Pour une qualification des cadres et des espaces collectifs
Sans vouloir sous-estimer ou nier les efforts accomplis par des gens sincères qui sont sur le terrain depuis longtemps, je crois qu’il est nécessaire de dresser un état des lieux général et un inventaire des prestations des structures qui accueillent et encadrent les musulmans.
Je ne crois pas qu’on aura besoin d’une longue analyse pour arriver au constat que la performance de ces institutions reste en deçà des attentes et des besoins. Deux éléments illustrent parfaitement cette carence.
Certains lieux, notamment les mosquées, sont censés être les endroits qui assurent l’épanouissement spirituel et le contact serein et constructif avec les enseignements de l’Islam pour les musulmans qui les fréquentent. En réalité, ni l’atmosphère qui règne dans ces lieux, ni les programmes qu’ils proposent ne nous permettent de dire que le musulman européen dispose d’un lieu où il peut se ressourcer et vivre des moments intenses de recueillement qui lui permettent d’être de plus en plus imbibé par les valeurs morales et spirituelles de l’Islam.
Le creuset où peut se forger la grande famille de l’Islam européen n’est pas encore au point. Les espaces qui peuvent assurer l’éclosion de cette famille demeurent traversés par des discordes de tout genre. Ils sont investis par des courants qui prônent un projet de crispation, de rejet et d’intolérance, ou encore par des groupes qui sont de mèche avec certains régimes. Tout ceci va nous donner des espaces sans projet, voire fermés, où l’on vient se barricader en croyant que c’est le meilleur moyen de protéger son identité. C’est une situation qui maintient les musulmans dans le statut de minorité à problèmes insolubles. Seule une double réforme menée courageusement peut changer la donne.
Les réformes
D’abord sur le plan spirituel il faut redonner à la spiritualité la place centrale qui est la sienne. Une spiritualité vivante qui est :
- autre chose qu’une évasion dans les sphères déconnectées de l’ésotérisme.
- autre chose qu’une exhortation qui au mieux suscite une émotion éphémère.
- autre chose qu’une pratique formelle sans âme.
La spiritualité vivante est celle qui accueille avec douceur et clémence le nouvel arrivé, celle qui nous interpelle tous les jours, et se propose sous forme d’un programme qui nous assure une nourriture spirituelle quotidienne. Plus la conscience de l’importance de la spiritualité est partagée par les musulmans européens, plus le renouveau spirituel a de chance de devenir l’élément décisif dans l’évolution de la communauté musulmane vers un avenir meilleur.
Il y a aussi le renouveau culturel.
A travers les siècles de « désordre » qu’ont traversés les musulmans, des voiles sont venus se superposer entre eux et les sources fondamentales de l’Islam. Ce qui a abouti à une lecture problématique qui se manifeste sous deux formes :
- Une lecture nostalgique confuse qui mélange les étapes, incapable de voir le modèle et de saisir la profondeur du message.
- Une lecture figée qui ne voit dans les sources qu’un arsenal juridique et qui construit sa ligne de conduite sur des querelles interminables et passéistes.
Le renouveau culturel c’est plus repenser la lecture des sources pour qu’elle soit une lecture saine qui nous permet l’intelligence du Message et du modèle premier. Une lecture qui nous permet de nous mettre en phase avec notre contexte sans nier l’esprit du Message ou notre identité.
Ce sont ces réformes qui, menées profondément, placeront l’Islam européen sur les voies de véritables changements.