Le miroir du handicap
Le 3 décembre est la journée internationale des personnes handicapées. Elle vise à promouvoir la compréhension des questions de handicap et à mobiliser le soutien pour la dignité, le droit et le bien-être des personnes handicapées.
« Qu’est-ce qu’un handicapé ? Celui qui te fait croire que tu es normal… » (Simone Sausse)
Peur de la différence ou de la ressemblance ?
Comment comprendre les difficultés d’intégration des personnes souffrant de handicap ? Quelle est donc cette peur qui détourne les « valides » des personnes dites «handicapées» ? Il est habituel de dire que ce rejet est la conséquence d’une peur de la différence…
Mais peut-être est-il intéressant de renverser la proposition : et si cette peur était avant tout une peur de la ressemblance ? Avancer une telle hypothèse, c’est considérer que le handicap est un miroir qui renvoie aux personnes «valides» un reflet à la fois fascinant et inquiétant…
Toute relation à l’autre est infiltrée d’imitation, de mimétisme : c’est dès la petite enfance la base de la communication, prélude aux processus d’identification puis d’identité. L’importance du visage de la mère, du visage des autres humains de l’entourage proche, puis la découverte de son image dans le miroir fondent peu à peu l’image du corps. (Lorsque l’enfant n’a pas la vue, ce reflet s’expérimente à partir des échos sonores associés aux autres sens : écho-tactiles, écho-tonies…). Lors de la reconnaissance de son image dans le miroir, découverte qui se fait généralement en présence de la mère ou d’une personne aimante de l’entourage, l’enfant voit son corps entier, séparé du corps maternel mais complet, autonome. C’est une étape dans son individuation, encourageant sa fierté d’être lui-même, mais ce moment nécessaire à son développement est aussi un piège, car le sujet, à partir de cette étape, croit comprendre qu’il est puissant, libre et beau, en oubliant que c’est des autres qu’il tient la confirmation de sa puissance, de sa liberté d’action, de sa beauté, de son identité… Nous-mêmes devenus adultes, ne continuons-nous pas à attendre de notre entourage qu’il soit un miroir flatteur, alimentant ce besoin constant de reconnaissance sociale ? Au risque de nous y perdre parfois, tel Narcisse qui se noie dans le lac qui reflète son image.
Dans la confrontation au handicap, écrit Colette Assouly-Piquet « tout se passe comme si l’autre, à la fois familier et étranger, avait le pouvoir de nous renvoyer une image déformée de nous-même jusqu’à détruire le sentiment intime de notre identité… » ([1]). Car le regard, avant de se détourner, est paradoxalement attiré par la mutilation, la difformité, comme stoppé, médusé par une vision « monstrueuse ». ([2])
Cette sidération de la pensée ne permet pas de rencontrer tel enfant, tel adulte « porteur de handicap »; seuls demeurent les jambes coupées, le fauteuil roulant, la gestuelle ou la mimique inhabituelle qui font écran à toute rencontre…
Une petite fille de 5 ans, Marie, interpelle souvent ceux qu’elle rencontre dans la salle d’attente du centre de soins où elle vient une fois par semaine : « Je suis trisomique, et toi ? » L’effet de surprise et de consternation des adultes est assuré, constate Simone Sausse qui relate cette situation dans son livre « Le miroir brisé ». Malgré son handicap mental, il est évident que cette enfant ne manque pas de pertinence pour interroger l’identité des adultes qui l’entourent.
Le handicap visible crée un effet de « miroir brisé » qui renvoie à nos questions d’identité, à nos angoisses de castration, à nos propres peurs de la dépendance, à notre pouvoir limité sur le monde…
Rejet
A partir de là, plusieurs réactions sont possibles. La première est la plus simple : le «valide» rejette la personne handicapée pour ne pas voir qu’il lui ressemble. Et ce rejet peut prendre la forme de véritables agressions, ces violences exercées à l’égard des personnes handicapées se déclinant différemment selon les cultures.
Dans les sociétés occidentales, bien équipées en établissements de soins, l’évitement prend un aspect plus «civilisé», la plupart de ces personnes étant simplement mises à l’écart du monde social. C’est aussi une forme subtile d’élimination…
Il s’agit d’éviter le handicap, de ne pas s’en approcher trop près, par peur du toucher associé à la contagion, par peur du toucher à distance qu’est le regard, dans cet effet miroir. Les enfants formulent parfois naïvement : «le handicap, est-ce que ça s’attrape ? » exprimant ainsi cette peur de la contamination.
Tolérance et stigmatisation
Cette constatation nous amène à une deuxième posture possible, celle qui associe tolérance et stigmatisation ([3]). La personne est «acceptée» mais doit demeurer dans son rôle. Elle a le droit de mendier, à condition de rester dans la catégorie à part des «handicapés dépendants»; elle a le droit d’être soignée, à condition de rester dans un établissement spécialisé.
C’est ce qui fait écrire à Maurice Ringler ([4]) : « On ne naît pas handicapé, on le devient ». Il y a une véritable production du handicap, c’est un construit social dont la fonction est de focaliser toutes les disgrâces et tous les signes d’infériorité, participant ainsi à la définition de la normalité. « Qu’est-ce qu’un handicapé ? » questionne encore Simone Sausse dans son livre, « Celui qui te fait croire que tu es normal… »
Le désir de réparation
Il existe une troisième façon de se défendre face au porteur de handicap, c’est d’entrer dans un registre comportemental bien particulier en voulant le soigner et le réparer !
Affirmer qu’il s’agit là d’un comportement défensif peut surprendre, puisque c’est évidemment l’attitude qui semble la plus utile. Cette fois-ci on se tourne avec compassion vers son semblable en difficulté, et cette attitude positive apporte une aide réelle : certains handicaps physiques peuvent ainsi bénéficier d’une réadaptation relativement facile, ce qui prouve qu’une « réparation » est possible. Il est évident que si cette aide permet à quelqu’un de remarcher, il faut s’en réjouir pour le bénéficiaire.
Cependant, on touche avec cette dimension réparatrice aux motivations profondes de toute tentative de soins, de toute relation d’aide, et dans le cadre d’une réflexion sur le sens de cette attitude réparatrice, on ne peut se contenter de ce comportement apparent. Vouloir soigner ou guérir autrui n’est en fait qu’une première étape, et la justesse de l’acte posé (qu’il soit médical, orthopédique, rééducatif, ou encore administratif, financier, social…) dépendra de l’intention profonde de l’acteur de l’aide. Car chacun sait qu’il existe des excès de la relation d’aide entraînant des effets pervers : ainsi, dans l’acharnement thérapeutique, la prise de pouvoir transforme le corps de l’autre en objet médical…
L’amputation, une simple perte physique effacée par la prothèse ?
Regardons de plus près cette question à propos d’un handicap physique bien connu au sein de Handicap International, l’amputation de membre inférieur.
Malgré la terrible mutilation que subit ainsi l’individu blessé, la réalité semble assez simple : c’est le corps qui est atteint, avec un ou deux membres coupés, visiblement absents, cette perte entraînant des troubles fonctionnels telle l’impossibilité de la marche bi-podale. La réponse concrète semble évidente : une fois la plaie cicatrisée, il faut fournir à ce blessé une prothèse réalisée sur mesure, et engager une rééducation pour lui permettre ainsi de remarcher, de « vivre debout ».
Mais a-t-on réellement écouté sa souffrance ? Quelles sont ses attentes ? Est-ce que le problème majeur se situe à ce niveau visible du manque de jambe ? Avec ce traumatisme physique, ce sont en fait tous les domaines de sa personnalité qui sont touchés, et le sujet ne pourra s’en sortir sans un remaniement important de son économie psychique.
En fait, il s’agit déjà d’un traumatisme complexe lié aux circonstances de l’accident, à son intégration sociale, à son histoire passée, à la façon dont il vit cette atteinte à l’image du corps etc. Une aide réelle ne peut se contenter d’une prise en charge strictement mécaniste et réparatrice, réduite à l’apport d’une prothèse.
Cette affirmation ne veut naturellement pas dire que l’appareillage est inutile : il va de soi que ce serait absurde et irresponsable de déconsidérer cet acte technique.
Mais il s’agit de comprendre que donner une prothèse sans savoir quelles sont les demandes du patient, quelles sont ses priorités (personnelles, familiales, sociales…)… c’est rester sur une conception du corps trop mécaniste, qui ne prend en compte que l’aspect organique du problème, et qui ne sait donner qu’une réponse matérielle concrète à une souffrance plus large.
Il arrive, ce n’est pas exceptionnel, qu’un amputé appareillé laisse sa prothèse au placard, signifiant ainsi l’échec d’une tentative de réparation trop simple. Ou encore qu’il revienne insatisfait, sans cesse quérulent, demandant une prothèse plus performante, plus belle, plus sophistiquée, avec de l’électronique comme celles qui commencent à apparaître dans les pays riches… Il croit que seules des aides matérielles pourront le satisfaire, que les étrangers des ONG ont sans doute ce pouvoir de les lui donner, et que peut-être ils ne le veulent pas, qu’ils les gardent pour leurs pays riches…
Dans de tels cas, la prothèse est investie d’une fonction d’objet magique, censé apporter le bonheur. Cette attente trahit la plaie psychique toujours à vif, non cicatrisée, qui ne laisse qu’une identité de victime.
Donner une prothèse sans écouter plus profondément la souffrance de la personne, c’est gommer la perte, nier le traumatisme psychique et social, et tenter de se rassurer à bon compte sur sa puissance d’action sur le monde, pour préserver une illusion de restauration narcissique.
On comprend les limites de cette attitude réparatrice, qui se situent dans le fait qu’elle maintient l’illusion qu’il est possible d’effacer le handicap. A ce niveau, les personnes atteintes d’un handicap ne sont pas consciemment rejetées, mais la motivation inconsciente pourrait être la même : on s’occupe des « handicapés » pour les « réparer », pour les rendre « normaux », c’est-à-dire pour effacer le désordre qu’ils représentent à nos yeux. On veut rééduquer et réadapter autrui pour fuir ce qui est réveillé en nous face aux corps infirmes. Et l’on retrouve là ce malaise profond du miroir brisé, reflet de nos blessures cachées et de nos dépendances symboliques.
Peut-on apprendre du handicap et des personnes en situation de handicap ?
Si l’on reste pris dans l’illusion réparatrice, cette question semble saugrenue. Mais si l’on ose véritablement rencontrer l’autre et vivre une certaine réciprocité qui nous fait passer de la relation d’aide au lien d’accompagnement, alors la question n’est plus du tout déplacée.
Je ne parle pas seulement de la «leçon de courage» dont le stéréotype contraint parfois la personne atteinte d’un handicap à n’exister qu’en se surpassant. Je pense surtout à cette conscience des limites, à cette réflexion sur la souffrance, sur la mort et sur le sens de la vie : les personnes atteintes d’un handicap nous apprennent à ne pas nous illusionner sur notre pouvoir, à accepter de voir en face nos manques et nos dépendances.
Et dans l’échange au quotidien, ce sont parfois des expériences toutes simples, mais tellement essentielles, que nous découvrons. Par exemple : la lenteur. Nous allons toujours trop vite, trop loin, sans écouter les signes du monde et des personnes qui nous entourent. La lenteur, expérience généralement qualifiée comme un « manque de rapidité », peut être une compétence supplémentaire, un «plus de présence»…
Dans son étude anthropologique sur Corps infirmes et sociétés, Henri-Jacques Sticker évoque une des fonctions primordiales du handicap, qui est d’être la preuve « de la déchirure de notre être qui ouvre sur son inachèvement, son incomplétude, sa précarité. {…} Il empêche la société des hommes d’ériger en droit, et en modèle à imiter, la santé, la force, l’astuce, l’intelligence ». Il dénonce la « folie des bien-portants…»
Il ne s’agit pas de valoriser le handicap en tant que tel, mais d’accepter l’interrogation existentielle qu’il nous pose, sans se cacher derrière des conduites de réparation qui visent d’abord notre propre souffrance sans écouter l’autre.
Il est évident que si on peut prévenir, soigner ou guérir telle ou telle pathologie, il est de notre devoir de le faire. De même qu’il faut absolument prendre en compte la douleur physique ou morale des personnes concernées et de leur famille. H.J. Sticker précise encore : «Je ne pose nullement le caractère inévitable et bienfaisant du ‘handicap’. Mais je dis que cette différence-là, quand elle surgit, joue un rôle d’équilibration et d’avertissement à nulle autre pareille. Nous sommes comme déboutés de nos assurances et de nos références ‘mimétiques’ et de nos visions normées. »
Ainsi, le miroir du handicap nous aide à reconnaître en l’autre des aspects de nous-mêmes que nous rejetons, ignorons et ne voulons pas voir. C’est le sens de l’inquiétante étrangeté ou inquiétante familiarité : reconnaître en nous ce qui est Autre. On retrouve la question de l’altérité, qui nous est posée du dehors mais nous concerne intimement, au sens où nous sommes tous « étrangers à nous-mêmes ».
Source :www.hiproweb.org/fileadmin/cdroms/raise-awareness-0909/files/A6-2.doc
[1] Colette Assouly-piquet et Francette Berthier-Vittoz, Regards sur le handicap, Hommes et perspectives/épi, 1994
[2] Cf. le mythe de la Méduse, tel que Simone Sausse y fait référence dans «les parents médusés» à propos de l’annonce ou de la découverte d’un handicap chez leur enfant, in Simone Sausse, Le miroir brisé, éditions Calmann-Lévy, Paris, 1996
[3] Erving Goffman, Stigmates, les usages sociaux du handicap, 1963, Ed. de minuit, 1975
[4] Maurice Ringler, L’enfant différent, accepter un enfant handicapé, Dunod, 1998