Ni complotisme ni angélisme
Le complotisme
La grande force des « penseurs » complotistes, c’est précisément qu’ils ne disent pas que des bêtises, ce qui rend floue la barrière qui sépare le vrai du faux dans leur pensée. Une pensée complotiste se définit ici comme une vision du monde selon laquelle il existerait un groupe restreint de personnes qui « tireraient les ficelles » du monde pour soumettre celui-ci à leur volonté.
Ainsi, certain, par exemple, défend l’idée selon laquelle une certaine caste de banquiers juifs, américains et sionistes aurait pour projet de contrôler le monde par une soumission des peuples au système capitaliste anglo-saxon et de manière générale au peuple juif. Or, certaines de ces affirmations ne sont pas totalement fausses, et même loin d’être idiotes : il est évident que n’importe quel système de pensée cherche à s’étendre. Le mouvement capitaliste anglo-saxon ne fait pas exception. De plus, il est évident que tout commerçant cherche à gagner de la clientèle (les commerçants étant ici les banquiers). Le problème de cette théorie tient plutôt dans la manière dont se ferait cette conquête. En effet, l’un des fondements de cette théorie est que le moindre événement géopolitique dans le monde est tout le temps considéré automatiquement comme étant le résultat d’une manipulation américano-sioniste. Si c’est un événement qui semble être en faveur du « système », alors la critique est gratuite. Si en revanche c’est un événement qui semble jouer en faveur « des peuples », tout est mis en œuvre pour « démontrer » qu’en réalité ce n’est là qu’une manipulation. Par exemple, lorsque les frères musulmans sont arrivés au pouvoir démocratiquement en Egypte, il lui a fallu absolument « montrer » qu’ils n’étaient que des agents du complot. L’autre grande force du complotisme, c’est de savoir mobiliser des populations entières sous leur bannière, en général des populations fragilisées par le « système » qui voient en cette idéologie un très bon prétexte de se complaire dans l’impuissance.
Irrationalité du complotisme
La toute-puissance supposée des « comploteurs » permet aux complotistes de justifier l’existence de preuves allant à l’encontre de leur théorie. Le complotiste n’a qu’à s’enfermer dans sa logique et balayer la preuve en l’accusant d’être produite par des agents du complot, qui font tout pour ne pas être découverts et agir dans l’ombre et le mensonge.
Par exemple, si un complotiste affirme qu’il n’y a pas eu de soulèvement populaire en Syrie en 2011 et qu’en réponse un syrien lui transmet une vidéo montrant les ravages de la répression, le complotiste pourra la réfuter en prétendant simplement qu’il s’agit d’une mise en scène jouée par des acteurs américains. Et si une preuve de la bonne foi du cameraman est apportée, elle subira le même traitement.
Le raisonnement complotiste tourne donc en rond. L’irréfutabilité des thèses complotistes est ce qui fait leur force, mais aussi leur inutilité : les complotistes eux-mêmes admettent par cette logique qu’il n’est presque pas possible de fournir de preuves que les conspirateurs, agissants dans l’ombre, existent réellement, puisque ces derniers sont suffisamment puissants pour faire disparaître toutes les preuves. Le problème, c’est que ce postulat de base ne peut pas être prouvé et donc la théorie du complot ne tient que pour ceux qui veulent bien y croire.
Il existe bien des complotistes qui passent leur temps à trouver des « preuves » sur Youtube. Mais ces preuves ne tiennent pas pour deux raisons :
1. Internet est le paradis du mensonge. Il est en effet difficile de vérifier la véracité des informations qui circulent sur le net. Les mensonges peuvent se propager à la vitesse de la lumière. Youtube n’est pas une référence fiable. Et cela vaut pour 80% du web.
2. Souvent, ces vidéos sont elles-mêmes montées par des complotistes et insistent sur le côté dramatique et émotionnel. Elles sont souvent dénuées de toute analyse sérieuse. Leur démarche est absolument anti-scientifique en ce sens qu’elles sont totalement dénuées d’autocritique. Lors des attentats de Charlie Hebdo par exemple, de nombreuses « preuves » d’un complot ont circulé sur la toile. Or, il existe des contre-arguments assez convaincants que les complotistes se gardent bien d’étudier et d’exposer. Par exemple, la carte d’identité laissée dans la voiture, c’est « trop gros » pour ces « pros » de l’assaut selon les complotistes. Pourtant, d’autres erreurs de débutants ont été commises, par exemple l’erreur de la mauvaise adresse, ce qui prouve qu’ils n’étaient pas si bien préparés que cela. Et d’autres explications sont possibles, comme la volonté de revendiquer l’attentat. D’ailleurs, cette carte n’était pas du tout nécessaire pour identifier les tueurs, l’ADN qu’ils ont laissé dans la voiture était suffisant…[1]
Le danger de l’angélisme
Cependant ne pas être complotiste ne signifie pas qu’il faut tomber dans les théories angélistes et naïves selon lesquelles « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes »[2]. Le complotisme a le mérite de faire preuve d’esprit critique (extrême) et finalement il « est une manière de donner une mauvaise réponse à une bonne question »[3]. Et effectivement, il convient de se poser les bonnes questions. En effet, il est tout à fait légitime et même indispensable de tenter de comprendre des manœuvres politiques qui semblent incohérentes. Par exemple, comment expliquer la précipitation dans l’engagement militaire auprès des rebelles libyens au nom de la liberté et en même temps la répugnance d’un tel engagement auprès des rebelles syriens ? Les intérêts économiques sont souvent une bonne explication, qui n’est pas du tout étonnante et dont les hommes politiques ne se cachent pas d’ailleurs. De nombreux Etats et groupes d’influence agissent de la même façon comme s’ils s’étaient concertés, mais l’explication est simple : ils ont les mêmes intérêts et c’est ce qui fait que naturellement ils agissent et pensent de la même manière. C’est comme cela que fonctionnent tous les courants de pensée.
Conclusion
Le complotisme est une manière de voir le monde selon laquelle tout est contrôlé par une force toute-puissante, presque divine. C’est une manière de se rassurer quelque part : nous serions impuissants car il ne peut en être autrement. C’est une manière de justifier l’inaction ou encore une manière d’avoir de l’influence auprès des minorités. En même temps, cela permet d’avoir l’espoir que les choses puissent un jour changer, sans agir pour que cela arrive. Le complotisme est donc contre-productif et n’a rien à voir avec la lucidité, ni même la foi : faire les « causes » est une des conditions de la réalisation des invocations après-tout.
La solution à ce fléau n’est pas non-plus de mépriser les complotistes. Il faut comprendre leurs frustrations et les inviter à recourir à une analyse plus juste et résolument optimiste, tournée vers l’action et la confiance.
[1] Les autres théories et contre arguments sont disponibles à : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/charlie-hebdo-les-mauvaises-theories-du-complot_1638858.html
[2] Adage de Panglos, personnage de Candide, roman de Voltaire. Panglos est un philosophe défendant une vision naïve de l’optimisme, dont Voltaire se moque et à laquelle il oppose sa vision d’un optimisme conscient des malheurs du monde et se caractérisant par l’appel à un effort de travail pour cultiver et faire prospérer les remèdes à ces malheurs.
[3] Citation de l’article de Mediapart « Le complotisme, ce nouvel asile de l’ignorance », Pierre Crétois, 30/12/2014