« Lutter contre l’islamophobie, c’est défendre les valeurs de la France »
Les assises contre l’islamisation de l’Europe, la campagne contre les « prières de rue », « le relookage laïciste de Marine Le Pen », le « grand débat sur l’Islam » ou plus récemment la fermeture de l’IFESE (Institut français d’Etudes et de Sciences Islamiques) : des faits qui traduisent un climat islamophobe.
Et si l’acharnement envers les citoyens musulmans servait des intérêts économiques ? En quoi existe-il un lien avec ce que l’Histoire nous a enseigné ? Vincent Geisser, sociologue et chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman répond à nos questions.
L’islamophobie est-elle un conflit religieux ou une question sociale ?
Pendant très longtemps, les préjugés et les présupposés sur l’Islam étaient plutôt hérités de cet affrontement entre chrétienté et islam, de ce que l’on appelait « le canon médiéval chrétien ». L’Islam était une religion antagoniste avec la religion chrétienne. D’ailleurs, on ne parlait pas d’islamophobie mais d’anti-mahométisme. Il y avait une sorte de racine chrétienne à l’opposition à l’Islam mais aussi au monde arabo-musulman.
Aujourd’hui, l’islam n’est plus considéré comme l’ennemi de la chrétienté mais plutôt comme l’ennemi de la modernité, des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, etc. Dès le 19ème, et encore plus durant le 20 ème et 21 ème siècle, une rupture s’opère : dorénavant, les présupposés qui fondent l’opposition à l’Islam sont plutôt fondés sur les présupposés sécularistes. C’est la figure de l’Islam comme anti-modernité qui est privilégiée souvent dans ce rejet. Nous sommes donc passés à une autre forme d’islamophobie et c’est pourquoi je parle de la « nouvelle » islamophobie dans un de mes livres qui porte ce même titre. Nous sommes passés d’une peur ancienne à une peur moderne, d’un racisme avec des présupposés religieux, à un racisme avec des présupposés dits « modernistes ».
Le comportement de certain(e)s musulman(e)s ne renforce-t-il pas un sentiment de méfiance ou de rejet ?
Bien sûr qu’il y a des musulmans qui peuvent commettre des méfaits et des crimes. Mais le problème n’est pas là. En quoi leur appartenance cultuelle et leur foi sont-elles un facteur explicatif de ces types de comportement déviants et délinquants ?
Je dis toujours que c’est comme si on avait dit dans l’entre-deux-guerres et lors de la Seconde Guerre mondiale qu’il y a de l’antisémitisme parce que les juifs se comportent mal. C’est quelque chose qui nous apparaîtrait totalement stupide ! Pourtant il y avait la construction de la figure du juif bouc émissaire durant cette guerre, l’idée que tous les juifs étaient responsables des malheurs de l’Europe, voire du monde. On a construit la figure du juif bouc émissaire comme nous sommes entrain de le faire aujourd’hui avec les musulmans : quoi qu’ils fassent, on trouvera une sorte d’accusation symbolique les rendant coupables d’un certain nombre de méfaits.
C’est comme si vous expliquiez la révolte des banlieues en 2005 par l’appartenance religieuse. Bien sûr qu’il y avait probablement des musulmans parmi les gens qui ont brûlé des voitures. Or, leurs briquets n’étaient pas des briquets islamiques. Les flammes qui ont servi à allumer les voitures n’avaient rien à voir avec la religion. Par conséquent, lire à travers ce prisme religieux des phénomènes qui peuvent être assimilés à la délinquance ou à des attitudes déviantes, c’est déjà une lecture quasi-raciste. Donc essentialiste. L’idée que l’appartenance religieuse expliquerait ces comportements ne tient pas compte des réalités sociales et politiques dans notre pays.
Que pensez-vous du débat sur la laïcité tenu par l’UMP au mois d’avril 2011 ?
C’est un débat purement démagogique. J’y vois un aspect stratégique et un aspect plus profond. Il y a toujours une instrumentalisation par rapport aux croyances et effectivement, on a vu s’installer depuis une quinzaine d’années, cette tension autour de l’Islam et des musulmans. Cette tension plus profonde s’inscrit dans un courant anxiogène de la société française et des sociétés européennes. Et sur base de ces objets auxquels on croit plus ou moins, nous sommes tirés dans un sens beaucoup plus électoral et politique. Il y a eu des campagnes sur les Roms et les tziganes, qui montrent que ce n’est pas le seul objet qui fait l’objet de l’instrumentalisation politico-électorale.
Il y a donc un glissement vers une société européenne un peu anxiogène, autour d’une présence musulmane qui n’est plus une présence étrangère mais une présence européenne et nationale en France. On passe du statut de l’Islam des religions étrangères aux religions étranges. Et dans le cadre de ce glissement global, il y a un certain nombre d’acteurs, notamment d’acteurs politiques, qui sont tentés de l’instrumentaliser sur le plan politique et électoral.
Il y a ainsi la convergence d’un discours stratégique et d’un discours plus profond qui traduit malheureusement une fermeture de la société française, une crispation et un repli sur elle-même. Et je dirais que le problème de l’islamophobie n’est pas simplement le problème des musulmans. C’est un symptôme d’une société qui va mal, comme l’anti sémitisme était un symptôme des sociétés européennes qui, entre deux guerres, allaient mal et travaillaient par pulsions racistes.
Le débat du 5 avril relève de la convergence de ces deux phénomènes. Aujourd’hui, les gens se lâchent de plus en plus sur la question de l’Islam. Il y a une sorte de ligne rouge qui est dépassée depuis longtemps. Et au sein de ce contexte global où par rapport au musulman, on peut dire tout et n’importe quoi sans tabous, il y a des acteurs qui vont encore plus loin en tentant de l’instrumentaliser pour des objectifs de conquête du pouvoir. Ce qui est le cas de notre président de la république actuel, Mr Nicolas Sarkozy.
Etes- vous optimiste face à ce climat islamophobe qui règne en France ?
Oui, bien sûr il faut être optimiste ! Les musulmans sont de plus en plus attachés à ce pays et ils revendiquent d’avantage leur appartenance à la France. Ce qui est optimiste, c’est que les gens réagissent, ne se laissent pas faire. Hier, un ami qui s’avère être un de mes proches, adjoint au maire de Marseille, a écrit une belle tribune dans le monde qu’il a appelé « eh bien, le « musulman »…il t’emmerde » suite aux propos de Marine Le Pen. C’est un élu de la république qui s’est exprimé en ces termes : « Oui ! Je suis élu de la République, socialiste, marseillais, supporter de l’OM, français d’origine africaine, de filiation comorienne, de confession musulmane, et je ne renoncerai à rien pour vous plaire ». Ce qui prouve bien qu’aujourd’hui, beaucoup de jeunes français de culture ou de religion musulmane n’ont pas l’intention de tomber dans le piège du repli identitaire mais au contraire, d’affirmer d’avantage leur appartenance à cette nation et à leur appartenance citoyenne.
De ce point de vue là, je dirais qu’on voit aussi émerger une prise de conscience civique chez beaucoup de français de culture ou de religion musulmane et chez les européens également. En effet, on voit le même mouvement en Belgique qui est de dire « nous ne sommes pas les boucs émissaires de politiciens qui agissent contre l’islam, contre les musulmans et contre les valeurs de notre pays ». C’est le devoir aujourd’hui de tout Français de défendre les valeurs de la France qui sont en principe à l’antipode de cette tentative d’instrumentalisation, de la haine et du racisme. Et aujourd’hui, lutter contre l’islamophobie c’est aussi lutter pour la défense de la France démocratique. Ce n’est pas simplement une affaire de défense communautaire, c’est aussi jouer l’avocat d’un certain nombre de valeurs universalistes qui fondent notre nation.
Source : http://www.michelcollon.info/Vincent-Geisser-Lutter-contre-l.html