Islam entre approche parcellaire et démarche prophétique (1/2)
La sagesse qui permet de penser l’islam d’une façon à la fois authentique, complexe et globale fait défaut de nos jours au profit de lectures fragmentaires et d’interprétations parcellaires. Pourtant, cette aptitude à « penser global » constitue, à bien des égards, la spécificité même du discours coranique et de l’enseignement prophétique. La pensée fragmentaire réductrice incarne quant à elle une dérive qui a pris de nos jours une ampleur considérable. De ce fait, la capacité à rassembler et à structurer la pensée musulmane dans le respect des intentionnalités de la Révélation est devenue progressivement étrangère aux musulmans, y compris les érudits.
Ces derniers se contentent de penser l’islam, de concevoir les fatwas, d’enseigner les sciences islamiques sous un prisme fragmentaire et sous l’emprise d’approches parcellaires des textes sacrés, cloisonnées et coupées de la vue d’ensemble.
Une approche globale qui lie les différents aspects de la religion
Qu’est-ce qui lie aujourd’hui, dans l’intellect et la pratique des musulmans jurisprudence, sciences du Coran, sciences du Hadith, science du cheminement, sciences du Tawhid et credo islamique à l’intelligence du monde ? Qu’est-ce qui lie l’intelligence des textes à l’action concrète dans le monde ? Qu’est-ce qui lie les obligations individuelles qui incombent aux individus aux devoirs collectifs qui concernent la communauté des fidèles et leur action de témoignage au cœur de leurs sociétés et dans le monde ?
Qu’est-ce qui lie, dans la théorie et dans la pratique, le projet de salut individuel du fidèle, comme relation verticale à Dieu et comme recherche de perfectionnement moral spirituel, au projet du salut collectif, comme projet horizontal de témoignage et de présence significative et efficace dans le monde et comme dynamique de participation et de transformation sociale et civilisationnelle à la lumière de la Révélation et de ses intentionnalités universelles… ? Presque rien !
Ce qui est dommageable ici c’est une certaine compréhension de l’islam qui fait O.P.A sur les sources de légitimation du discours islamique et s’octroie le monopole de l’interprétation juste et autorisée des textes du Coran et de la tradition prophétique.
Cette compréhension, relative et humaine par définition, refuse de se considérer comme telle. Elle met en œuvre une lecture qui sépare ce qui devrait être réuni, simplifie ce qui mériterait d’être nuancé, oppose ce qui nécessiterait d’être articulé, essentialise ce qui demande à être relativisé. Bref, ce sont là des symptômes d’une pensée parcellaire en marche, éloquente illustration d’une insuffisance intellectuelle que certains savants à l’instar d’Abdessalam Yassine appellent la « mentalité fragmentaire » : J’appelle, écrit-il, mentalité fragmentaire, notre incapacité à “capitaliser” et de conduire, par une idée claire qui emporte la conviction, l’effort des hommes vers l’accomplissement collectif. J’appelle mentalité fragmentaire la façon de voir un tas de problèmes individuels sans pouvoir distinguer leur dénominateur commun. C’est une tare dans notre façon de voir les choses qui frappe l’observateur étranger. C’est notre inaptitude intellectuelle à embrasser l’ensemble d’une conjoncture et de lui trouver une logique interne, à prévoir les trajectoires possibles et les lignes de force susceptibles d’être exploitées en vue d’amener les hommes à prendre une option désirable. Par manque de cet esprit d’analyse et de synthèse chez nous, le climat de la dérive, propice aux intrigues individuelles et au chaos organisé, prévaut sur celui des volontés convergentes vers un but commun.
La mentalité fragmentaire c’est la dispersion, l’émiettement et le réductionnisme de la pensée musulmane décadente qui perd de vue le sens des priorités et des finalités, qui produit une agitation incohérente, une action désordonnée, inadaptée à son contexte et peu soucieuse du respect des visées globales de la Révélation.
Loin de la mentalité fragmentaire, la spécialisation n’est pas une tare, c’est un choix légitime, louable et souhaitable dès lors qu’il se développe et agit à la lumière d’un tout et dans le cadre d’une vue d’ensemble qui lui donne sens et cohérence. Penser selon la méthode prophétique est l’antithèse d’une pensée parcellaire et du penser simpliste.
La mentalité que nous déplorons ici est une façon de comprendre l’islam qui a tendance à sacrifier le global au profit du partiel, à élever le détail au rang de l’essentiel, à transformer les spécialisations en des perceptions parcellaires de la religion, à empêcher des articulations nécessaires entre différents aspects constitutifs de l’agir musulman. Ce mode de pensée mutile la pratique de l’islam et donne naissance, dans la conscience et dans l’action de beaucoup de musulmans, à des pratiques fragmentées tels des îlots séparés. Le fait de ne pas être suffisamment conscient de cet émiettement des pratiques et des sciences islamiques qui fragmente la raison et le cœur et oppose la Révélation qui contient la voie à la réalité qui constitue le milieu d’épreuve, ne favorise pas le développement d’un rapport serein à l’islam et d’un vécu fidèle à son enseignement. Il rend la présence musulmane problématique, son action perturbée, limitée, paralysée et peu sereine.
L’émiettement des sciences islamiques et de la conscience a pris, de nos jours, chez certaines tendances notamment les représentants du courant néo-hanbalite et certaines tendances se réclamant du soufisme, une ampleur telle qu’il entache l’enseignement global de l’islam lui-même et fait oublier à beaucoup de croyants pratiquants des vérités fondamentales qui constituent l’âme même du message islamique.
Le rôle de la science de la Méthode Prophétique en tant que praxéologie qui fait le lien entre le savoir et l’agir est de structurer la pensée du croyant/individu et la vision du groupe des croyants à la lumière des principes dynamiques qui ont jalonné l’action prophétique.
L’action du Messager de Dieu (paix et salut sur lui) comme éducation, comme organisation et comme percée n’était certainement pas de l’agitation et de l’improvisation. Elle était une action ordonnée à visée stratégique suivant une méthode d’éducation et d’organisation pour une transformation de l’homme dans le sens de la Spiritualité, et pour une réforme des structures dans le sens de la Justice. « Dis : voici ma voie ! J’appelle les hommes à Dieu, moi et ceux qui me suivent, en toute clairvoyance »(1)
La redécouverte du modèle prophétique qui met en exergue cette approche globale des différents aspects de la religion, qui balise la voie d’un perfectionnement moral et spirituel de l’individu, qui donne naissance à un agir historique efficace et qui prend en compte la réalité sociale et l’environnement global est, de ce point de vue, fondamentale. C’est une question vitale pour le devenir de l’homme comme pour l’action globale des musulmans au cœur de leurs sociétés.
Trois niveaux d’action
Sur le plan spirituel, la science de la méthode prophétique ouvre la voie au projet individuel de la réalisation spirituelle, de la quête de la perfection morale et imanique et de la construction identitaire de la personnalité du fidèle authentique. Elle balise le chemin de l’expérience mystique et individuelle de Dieu dans le giron d’une compagnie pieuse et d’un environnement fraternel à travers les vertus de la Foi pensées d’une façon dynamique dans leurs dimensions individuelle et sociale.
Sur le plan intellectuel, elle met de la cohérence et de l’harmonie dans la pensée pour un positionnement serein du fidèle dans le monde. Elle donne au fidèle les moyens pour comprendre la réalité qui l’entoure, les enjeux qui la traversent, les défis qui s’y imposent et les forces causales qui la commandent. Elle met la réflexion du croyant en mouvement pour qu’elle soit en phase et non en décalage avec son temps. Elle pose les fondements de l’ijtihad, de l’autonomie intellectuelle, de la réflexion stratégique qui ne se perd pas dans la gestion du court terme et qui ne se noie pas dans le tourbillon médiatique et informationnel. Elle éveille à l’esprit critique et à l’analyse globale et complexe en revivifiant les liens et les articulations qui doivent exister entre les différentes disciplines des sciences islamiques et entre celles-ci et la sagesse humaine en général. Elle constitue un garde-fou contre le morcellement et la fragmentation de l’intelligence des choses de la religion et en donne une vision systémique, globale, authentique et dynamique.
D’un point de vue organisationnel, la Méthode prophétique fait office d’une théorie pour l’action et met en pratique le principe islamique : « Le savoir avant le dire et l’agir ». Elle trace une voie, donne une direction claire, et fait le pont entre les vérités absolues contenues dans la Révélation et les éléments contingents du contexte historique et spatiotemporel qui accueille l’agir musulman. Elle montre comment articuler le projet individuel de la Spiritualité et le projet collectif de la participation. Elle définit les principes qui fondent l’agir et l’organisation pour une action harmonieuse et efficace sur soi et dans le monde. Elle montre comment les fidèles doivent s’organiser, s’unir et travailler ensemble pour sortir de l’islam individuel et consommateur vers un islam collectif et engagé porteur d’un projet universel de justice, de solidarité et de fraternité universelle. Elle permet de soustraire l’action du musulman de l’emprise de l’émotion et montre comment inscrire l’action du fidèle, de l’individu dans un projet stratégique de transformation sociale qui ne sacrifie pas le projet individuel de la recherche de l’excellence spirituelle et ne renonce pas au devoir de témoignage, de changement de l’histoire dans le sens des intentionnalités de la Révélation qui embrassent et intègrent les valeurs universelles de l’humanité.
(1) Coran : Sourate Yussuf, V108
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