De l’intention dans l’engagement
La tradition prophétique nous enseigne que les hommes seront ressuscités le jour “où le contenu des poitrines sera exposé en pleine lumière” [1], à l’image des intentions qui les animaient durant leur passage sur Terre. Durant sa vie, l’homme ne fait donc que forger sa réalité éternelle et sculpter une âme qui lui servira de belle ou de monstrueuse parure devant l’Unique.
C’est dire la prépondérance de l’intention dans la destinée de l’homme. Elle est, in fine, ce qui persistera lorsque toute considération et valeur superflues s’évaporeront : honneurs, richesses et autres vanités aveuglement convoitées.
D’ailleurs, de par sa volatilité, sa versatilité, son insaisissabilité et sa subtilité, les hommes de Dieu avaient su prendre conscience du danger que pouvait représenter l’intention. Ils en avaient fait le combat d’une vie et le projet d’une existence qui se veut authentique et véridique. En effet, rien n’est plus expressément marqué, plus souvent répété dans la Parole de Dieu que ce questionnement bouleversant auquel invite la Révélation : Qui suis-je vraiment ? Qu’est-ce que je veux réellement ? Quel ordre de priorités ai-je donné à ma vie ?
« Quiconque veut le labour de la vie dernière, Nous augmenterons pour lui son labour. Quiconque veut le labour de ce bas monde, Nous lui accorderons de ses jouissances ; mais il n’aura point de part dans la vie dernière. » [2]
En réponse au questionnement existentiel qui s’empare de l’homme épris de vérité et d’authenticité, Dieu fait un constat à la fois radical et miséricordieux : « Il en était parmi vous qui voulaient la vie d’ici-bas et il en était parmi vous qui voulaient la vie dernière » [3]. Et certes, un grand fossé sépare ces deux visées d’existence.
Ceci explique pourquoi les hommes véridiques ne se contentaient point, lorsqu’il s’agissait de leur intime intention, d’un examen fait précipitamment et avec légèreté, car en la matière, ils étaient convaincus que rien ne pouvait demeurer définitivement acquis. Ils descendaient inlassablement dans les abîmes de leur conscience pour y démêler le vrai du faux, le véridique de l’hypocrite, la vérité du mensonge, le pur de l’ambigu. En un mot, pour y mener le combat essentiel qu’est celui de la rectitude et de la droiture de la “fine pointe de l’âme”. D’ailleurs, c’est là que l’élévation morale et spirituelle de l’homme commence et c’est aussi là qu’elle se parachève. Le Prophète, sur lui la Grâce et la Paix de Dieu, livra cette merveilleuse confidence chargée d’amour et d’enseignements : “La sourate Houd – la 11éme du Coran- a fait blanchir mes cheveux lorsque le passage suivant fut révélé: “Maintiens-toi dans l’exigence de rectitude comme Nous te l’avons ordonné “ [4].
Notons au passage que cette attitude profondément ancrée dans l’humilité, s’oppose radicalement au littéralisme du “Moi je”, qui tend à faire régner une religiosité grossière cultivant l’arrogance au lieu de l’humilité ainsi que la suffisance au lieu de la quête humble du bel-agir et de l’excellence morale et spirituelle.
Car qui se juge équitablement soi-même constate que seul Dieu connaît la valeur d’une âme au-delà de toute apparence bonne ou mauvaise, qu’il n’a droit de juger autrui. Il trouverait certainement en lui un large objet de réforme, un vaste champ de transformation et un jardin qui nécessite beaucoup de soin, d’attention et d’investissement. Cette voie de l’abandon total à Dieu et de l’humilité est donc la plus belle des expériences spirituelles.
L’intention dans l’engagement
L’intention est “une action de la volonté par laquelle le fond du cœur fixe le sens profond de l’agir, le but d’une activité ou encore la motivation qui conduit à intervenir”. En islam, elle est une action en soi quand bien même elle reste au plan de l’intime et ne se traduit pas concrètement dans le réel. “Ceux qui désirent que la turpitude se propage parmi les fidèles auront un châtiment douloureux, ici-bas comme dans la vie dernière. Dieu sait, et vous, vous ne savez pas”. [5]
L’intention constitue l’ADN de l’action comme le montre l’enseignement prophétique : “les actions ne valent que par les intentions qui les sous-tendent et à chacun selon sa visée”[6]. Elle n’est jamais à l’abri d’une modification génétique qui la transforme dans le sens de la sublimation ou de la corruption, dans celui de la recherche de la vie dernière ou de la convoitise du bas monde. L’intention n’est pas faite une fois pour toute, elle se fait, elle n’est pas donné, elle se construit dans un sens ascendant purificateur de l’être ou descendant corrupteur. “Heureux celui qui purifie l’âme, alors que celui qui la corrompt est perdu” [7].
C’est en raison de cette versatilité que l’intention constitue un phénomène spirituel et psychique, subtile et complexe. Notre motivation intime peut à l’origine être bonne voire mauvaise ou ambiguë, devenir le contraire par la suite ou muter dans un sens ascendant ou descendant en cours de route. Ainsi, l’intention du croyant sans cesse renouvelée n’en finit pas de se purifier. Elle est toujours à l’œuvre. Elle n’est pas un ouvrage achevé que l’érosion du l’habitude et les influences de l’ego, du bas monde et de Satan peuvent pervertir.
En effet, l’agir, qu’il soit spirituel ou social, nous donne une sensation d’être et une illusion d’être aux effets narcissiques, puissants et anesthésiants si nous ne sommes pas assez attentifs aux ruses de l’ego qui sèment la confusion et suggèrent subtilement des inclinations malsaines. L’imam Al Ghazali nous livre à ce sujet un témoignage qui mérite toute notre attention : “Ayant examiné mon état, je me suis rendu compte que j’étais plongé dans les liens [l’attachement excessif aux choses terrestres] qui m’enserraient de toutes parts. Ayant examiné mes actions – l’enseignement étant la meilleure d’elles –, je me suis aperçu que j’étais tourné vers des sciences peu importantes, qui ne servent à rien concernant la voie de la vie dernière. Puis j’ai réfléchi à l’intention que j’avais en dispensant mon enseignement : j’ai pris conscience du fait qu’elle n’était pas purement pour la Face de Dieu mais que mon mobile était la recherche de la gloire et la diffusion de la renommée. J’ai eu alors la certitude que je me trouvais sur le bord branlant d’un précipice et que j’étais sur le bord du feu si je ne me préoccupais pas de me rattraper”
Les hommes pieux qui ont consacré leur existence à perfectionner leur relation à Dieu et leur véracité à Son égard, nous livrent cet enseignement qui n’est autre que le fruit d’une longue ascèse: “La dernière chose qui abandonne le cœur de l’homme de Dieu est l’amour du pouvoir.” Or, convoiter les premières places et se considérer légitime pour y prétendre, c’est s’adorer.
Au fur et à mesure que le fidèle cheminant vers Dieu progresse dans sa quête de la droiture de l’âme, les obstacles changent de nature et gagnent en subtilité, en finesse mais aussi en dangerosité. Ainsi, quelque fois nous sommes mus par la passion, et nous croyons que c’est par le zèle. Le rang que j’occupe, la responsabilité que j’assume, la place que je convoite, la reconnaissance que j’exige, l’éloquence dont je fais preuve, la réputation que je construis, l’admiration que je suscite, les assemblées que je préside,… sont autant d’obstacles et de pièges que mon ego, allié objectif de Satan, me tend à chaque souffle de ma vie pour me subtiliser à Dieu et me subordonner à lui.
Ainsi, l’homme a besoin de temps pour réaliser cette droiture intérieure et la rectitude de la fine pointe de l’âme mais il a surtout besoin d’une fraternité spirituelle au sein de laquelle il peut mener ce combat existentiel.
Le compagnonnage et l’intention
Ce combat de la rectitude de l’âme et de l’élévation de l’aspiration vers Dieu s’apprend graduellement et en bonne école. Les hommes de Dieu tenaient à cet égard un propos chargé de subtilité : “Tu as besoin de celui qui t’apprends la bonne intention”.
L’intention de viser Dieu par-dessus tout, est loin d’être une chose aisée à la portée de tout prétentieux. Elle est le cadeau par lequel Dieu gratifie les véridiques qui ont fait leurs preuves concrètement, inlassablement, constamment, et humblement. Elle est le don précieux que Dieu, par Sa grâce, octroie aux humbles et aux véridiques parmi Ses Serviteurs.
A tout homme imbu de lui-même, fier de son parcours, étourdi par ses acquisitions réelles ou supposées, l’invitation de Dieu se dresse comme un défi : ” Mets ton ego à l’épreuve de la patience (en restant) avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, aspirant à Sa Face. Que ton regard ne se détourne pas d’eux pour aller à la recherche du faux-brillant de la vie sur terre. N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur imperméable à Notre Rappel, celui-là même qui ne suit que sa passion et dont le comportement est outrancier ” [9].
Comme le fer qui, mis au feu, perd sa rouille et devient étincelant, celui qui s’enracine dans la bonne compagnie se dépouille de son ego, se désiste de toutes ses prétentions et se change en homme nouveau.
Il est donc primordial de trouver des espaces éducatifs et des assises dans lesquelles se concrétise et s’épanouit cette volonté, dans le but d’inscrire la résolution de cheminer vers Dieu et d’œuvrer pour Sa cause dans la durée et la constance, et non dans l’émotion éphémère. Les assises de la Foi et la science, vivement recommandées par notre Prophète bien aimé, demeureront un outil privilégié pour nous maintenir sur la voie du perfectionnement moral, spirituel et participatif jusqu’au jour où nous rencontrerons notre Seigneur.
On ne peut construire sur le vide et avec du vide : la progression sur la voie du perfectionnement moral et spirituel à laquelle invite l’islam est une construction. Et l’ancrage solide dans une compagnie pieuse, dans une fraternité spirituelle et de participation en est le point de départ.
[1] Coran, 100/10
[2] Coran, 42/20
[3] Coran,
[4 ]Coran, 11/112
[5] Coran, 24/19
[6] Hadith authentique.
[7] Coran, 91/9-10
[8] Al-Munqidh min adh-dhalâl, p. 36)
[9] Coran, 18/ 28
Trés important ! A lire et à relire
Des articles toujours aussi instructifs et bien écrits
Bravo