Par-delà le voile
Comme l’actualité récente le montre à nouveau, la question du « voile islamique » ne cesse d’alimenter et d’agiter de façon récurrente le débat public, politique et médiatique, accompagnée de son lot habituel d’amalgames et de stéréotypes négatifs qui ne font le plus souvent qu’attiser une hypersensibilité laïciste face à ce qui est assimilé, abusivement et à tort, comme un signe ostentatoire d’asservissement de la femme et un outil de propagande islamiste.
Certains s’improvisent théologiens en s’imaginant qu’il suffit de lire par eux-mêmes le Coran pour le comprendre, et qu’ils peuvent se dispenser de l’accompagnement des interprétations données par les maîtres qualifiés. Ce genre de lecture personnelle du Texte sacré aboutit, dans la plupart des cas, à un libre examen dangereux, qui commet des erreurs d’interprétation inévitables. Une telle méthode, ou plutôt contre-méthode, ouvre tôt ou tard la porte au littéralisme aveugle, celui-là même qui pousse les extrémistes à détourner le sens des versets du Coran.
Cette erreur est d’autant plus grave si l’on continue en même temps de se demander si le port du voile est « obligatoire », en se bornant ainsi à l’envisager uniquement à travers le prisme restreint du légalisme, qui réduit les prescriptions religieuses à un simple code juridique ou moral.
D’autres voudraient, à l’extrême opposé, assimiler le port du voile en islam à une pratique sociale ou à une coutume culturelle, liée exclusivement au contexte historique et socioculturel particulier à l’Arabie du VIIe siècle, dans lequel eut lieu la révélation du Coran.
Certains universitaires en arrivent ainsi à penser et à affirmer que « le voile n’a pas de significations spirituelles ».
D’autres enfin, tenants de la politique du « deux poids, deux mesures », veulent distinguer la tradition du voile islamique de celle du voile chrétien, en prétendant que le voile en islam serait synonyme de soumission et d’instrumentalisation idéologique, alors que celui des religieuses chrétiennes serait l’expression d’une consécration de leur vie, et n’aurait donc rien à voir avec le premier.
La portée du voile est ainsi réduite à une dimension tantôt légale (obligation), tantôt morale (pudeur), tantôt historique et sociale (circonstances de la révélation). Quant à ses éventuelles significations spirituelles, on nous dit que celles-ci auraient une valeur purement subjective, susceptible de varier d’une musulmane à une autre.
Une occultation des sens profonds et universels propres au voile
Toutes ces différentes analyses dénotent à la fois une méconnaissance de l’islam en général, et de la signification du voile en particulier, mais aussi une perte de sensibilité à l’égard des symboles universels du Sacré.
Que ce soit le légalisme formaliste ou le relativisme académique, typique de la sociologie et de l’histoire des religions, de telles approches extérieures et superficielles occultent de fait les sens profonds, universels et symboliques qui sont propres au voile, en islam comme dans les grandes religions et traditions spirituelles de l’humanité.
Si, parmi les innombrables significations attribuées à la valeur et à la fonction du voile islamique, certaines frôlent véritablement le mauvais goût, c’est probablement parce qu’on ne cherche jamais, en fin de compte, à en donner une définition réellement religieuse. A l’instar du judaïsme et du christianisme, ou même de l’hindouisme, le voile en islam est l’expression extérieure d’une vocation religieuse qui se manifeste jusque dans l’habit. Alors pourquoi tant de bruit autour du voile islamique ?
Peut-être parce que l’on s’arrête trop souvent aux apparences, que ce soit celles des vêtements ou des mots, dans une société moderne marquée par une superficialité qui tend à étouffer les aspirations plus profondes, et à amoindrir de plus en plus la qualité et la sincérité des relations humaines. Le voile lui-même risque alors de dériver en accessoire de mode, devenant un simple artifice au service de la fantaisie individuelle, bref un énième produit et cliché du consumérisme matérialiste.
A aucun moment, ou trop rarement, on se demande ce que peut réellement signifier le voile en islam, indépendamment des significations qu’on veut lui attribuer, et de l’usage erroné qu’en font malheureusement certains musulmans et musulmanes. Ce voile ne serait-il pas simplement le signe d’un symbole universel, présent dans presque toutes les cultures de l’humanité depuis des millénaires. Et pourquoi l’islam, dans ce cas, devrait-il faire exception ? Ignorer ou méconnaître cette dimension universelle du voile en islam, c’est dénier en même temps les principes métaphysiques et valeurs spirituelles que ce dernier partage avec les grandes religions de l’humanité.
Attention à l’attachement excessif aux formes ou à la lettre au détriment de l’essence ou de l’Esprit
Aller au-delà du voile, voire au-delà des apparences, c’est le seul moyen de connaître le vrai visage de l’islam et de ces musulmanes qui ont choisi de porter le voile, non par revendication identitaire, par mode ou par affirmation individuelle, mais comme le témoignage naturel d’un effort de transparence spirituelle.
C’est la raison pour laquelle le formalisme, c’est-à-dire l’attachement excessif aux formes ou à la lettre au détriment de l’essence ou de l’Esprit, constitue une grave erreur, du point de vue traditionnel islamique, dans la mesure où il méconnaît la finalité de ces mêmes formes qui n’est autre que de ramener le fidèle à la réalité transcendante et immanente de Dieu. « Toute chose périt sauf Sa Face », affirme le Coran (sourate 28, verset 88). Seule la Science divine, à l’origine même des prescriptions religieuses, est réellement inconditionnée et absolue, tandis que les formes sont nécessairement relatives et éphémères.
Ce sont l’ignorance et la méconnaissance de cette valeur symbolique et intellectuelle qui amènent certains à la rejeter, voire à en nier l’existence, tout simplement parce qu’ils ne parviennent ni à la comprendre, ni à la goûter, ce qui entraîne de fait des crispations sur le sens littéral des prescriptions coraniques et prophétiques, au détriment des significations plus profondes qu’elles recèlent.
Approfondir la connaissance des symboles sacrés pour pouvoir bénéficier de leur influence spirituelle
Les prescriptions religieuses qui régissent la vie du musulman ont, en effet, à la fois un sens extérieur et un sens intérieur, lequel peut lui-même se prêter à différentes interprétations symboliques selon le degré de connaissance et de foi du croyant. Il ne s’agit néanmoins pas d’interprétation subjective et personnelle, mais bien d’un effort d’intériorisation qui, grâce à l’enseignement des maîtres, permet d’approfondir la connaissance des symboles sacrés pour pouvoir bénéficier de leur influence spirituelle.
Les lois du symbolisme authentique obéissent à la science sacrée de l’Art divin, dont les principes métaphysiques se déploient et se déclinent à travers le langage universel de la Beauté, de la Sagesse et de la Vérité. Les symboles du Sacré se présentent dans la multiplicité des signes de la Création mais aussi dans la diversité des théologies, des rites, des règles de comportement, et des expressions artistiques, qui sont propres à chaque Révélation et à chaque civilisation traditionnelle.
La notion de « voile » fait précisément partie de ces symboles évidents de la présence mystérieuse du Divin. La symbolique du voile est au centre de la doctrine et de la culture musulmanes : on la retrouve dans la vision mystique de la réalité, dans la Parole de Dieu révélée, dans la manifestation prophétique, dans la relation du croyant avec Dieu, et dans les différentes formes de l’art traditionnel.
Le Coran se présente lui-même comme une « révélation » de la parole de Dieu, c’est-à-dire comme « dévoilement » de la réalité transcendante qui se manifeste sous le « voile » d’un langage surnaturel faits de paraboles et de symboles. Car la vision de la Lumière divine et l’audition de la Parole de Dieu seraient humainement insoutenables sans le voile protecteur et miséricordieux du monde et des lettres du Livre saint. « Si la majesté de la Parole de Dieu n’était pas voilée par le vêtement des lettres, explique l’imam al-Ghazali, ni le Trône divin ni la terre ne supporteraient de l’entendre. Tout ce qui se trouve sur terre serait anéanti par la grandeur de Sa Parole et par les fulgurances de Sa Lumière. »
Selon un hadith célèbre rapporté par Bukhari : « Dieu a 70 (ou 70 000) voiles de lumière et de ténèbres ; s’Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son regard. » Le voile que revêt la femme musulmane lors de la prière rituelle, moment d’entretien intime entre le serviteur et son Seigneur, prend ici tout son sens.
Il n’est pas fortuit, à cet égard, que l’un des versets évoquant le voile des croyantes se trouve précisément dans la sourate « La Lumière » : « Nul grief contre vous à entrer dans des maisons inhabitées où se trouve un bien pour vous. Dieu sait ce que vous divulguez et ce que vous cachez. Dis aux croyants de baisser leurs regards et de garder leur chasteté. C’est plus pur pour eux. Dieu est, certes, Parfaitement Connaisseur de ce qu’ils font. Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines… » (Sourate 24, versets 30-31)
Mais le Coran parle également de ceux, à l’opposé, dont l’ignorance, l’orgueil et l’hypocrisie forment un voile sur le cœur, qui les empêche de saisir la réalité profonde des choses, à tel point qu’ils se priveront eux-mêmes de contempler la Face de Dieu. « Lorsqu’on leur lit Nos versets, ils commentent : légendes de primitifs ! Oh que non ! Mais les œuvres qu’ils se sont acquises leur ont couvert le cœur. Hélas ! ce jour-là ils seront voilés (mahjûbûn) à l’égard de leur Seigneur. » (Coran, sourate 83, versets 13-15)
La figure de Marie pour retrouver le sens d’une vocation spirituelle commune
Pour connaître la fonction et le sens réel du voile en islam, il faut revenir à la figure de Marie, Maryam, exemple par excellence de dévotion, de pureté et de sainteté en islam et aux yeux des musulmans.« Evoque dans le Livre Marie, lorsqu’elle s’éloigna de son peuple vers un lieu du côté de l’Orient (là où naît la lumière). Elle mit entre elle et eux un voile (hijab), et alors Nous lui envoyâmes Notre esprit qui prit pour elle la forme d’un homme parfait. » (Coran, sourate 19, versets 16-17)
Ceux et celles qui sont encore sensibles aux langages de l’Esprit sauront puiser dans ces versets des enseignements profonds qui soulignent la dimension éminemment symbolique du voile comme signe visible d’une retraite intérieure, d’un détachement, mais aussi d’une protection divine face aux offenses d’un peuple ignorant et incrédule, qui pèche contre l’Esprit en niant le miracle et la miséricorde représentées par Jésus et sa mère (sur eux la paix de Dieu).
Le voile ne doit pas servir à cacher ou à établir une ségrégation, mais plutôt à distinguer. Il fournit alors à celle qui le porte une protection en vertu de la consécration visible de sa personne à Dieu. Le Coran dit : « Ô Prophète ! Dis à tes femmes, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles ; c’est pour elles le meilleur moyen d’être reconnues et de ne pas être offensées. » (Sourate 33, verset 59)
La présence partagée de Marie dans les traditions chrétienne et musulmane, et la place qu’elle occupe encore dans le cœur et la mémoire de nos contemporains, croyants ou non, peuvent aider à retrouver le sens d’une vocation spirituelle commune, et une sensibilité au sacré, porteuse de paix, d’humilité et de sacrifice.
Le Prophète Muhammad lui-même (sur lui la grâce et la paix de Dieu) est traditionnellement représenté, dans l’art islamique, avec un voile ou une flamme sur le visage, de telle sorte qu’aucune caractéristique individuelle ne puisse être associée à celui qui représente le modèle par excellence de la transparence devant la Volonté divine.
Il semble que la femme musulmane soit appelée à apprendre précisément à porter ce même voile, le voile de la lumière prophétique qui, en recouvrant certaines parties de leur apparence extérieure, permet de rendre manifeste la présence du mystère divin.
Refuser de mesurer la conformité à l’islam au port ou non du voile
L’acte symbolique de se voiler, comme pour l’homme celui de porter la coiffe et l’habit traditionnels, « signifie », dans la double acception de « faire sens » et « faire signe », ou simplement témoigne de la crainte révérencielle de Dieu, qui inspire et accompagne le musulman pieux et la musulmane pieuse dans tous les aspects de leur existence.
Toutefois, si le vêtement peut être un symbole qui, en vertu de la correspondance entre l’extérieur et l’intérieur, peut avoir des effets sur la vie spirituelle de celui ou celle qui le porte avec la juste intention, l’on sait aussi que « l’habit ne fait pas le moine ».
La religiosité de chacun et chacune va bien au-delà des apparences extérieures, et d’ailleurs, « il est possible que l’ostentation pénètre là même où personne ne te voit », dit le maître soufi Ibn ‘Ata’ Allah al-Iskandari. Ce serait donc une erreur d’associer superficiellement la vertu de la discrétion, ou la nécessité d’une protection, à un simple morceau de tissu, surtout si l’on ne cherche pas, au-delà de ce voile, à réaliser cette perfection spirituelle que Dieu accorde, en islam, tant aux hommes qu’aux femmes éclairés, et dont les premiers modèles sont plus particulièrement, pour ces dernières, Maryam, Asiya, Khadija, Fatima, Aïcha, suivies en cela par tant d’autres nobles servantes du Seigneur des mondes.
C’est la raison pour laquelle on ne saurait mesurer la conformité à l’islam au port ou non du voile, celles qui ne le mettent pas le portant, en réalité, mais différemment. Ce qui importe, en fait, c’est l’expression de cette sensibilité innée, présente en chaque femme, qui consiste à savoir préserver les qualités que Dieu lui a données.
Le Prophète a dit, selon un hadith rapporté par Ibn Hanbal : « Dieu est Beau, et Il aime la beauté. » La femme a reçu de Dieu un reflet de cette beauté, qui doit être manifestée avec humilité, gratitude, noblesse, équilibre et sagesse, tout comme l’homme doit manifester ces mêmes qualités dans sa relation avec la femme afin de pouvoir reconnaître en celle-ci les autres composantes de sa nature. Il s’agit de voiler une partie de soi pour savoir en dévoiler d’autres afin d’élever la qualité de la relation Homme-Femme à la hauteur de leur noblesse ontologique commune, celle de créature faite « selon la Forme du Tout-Miséricordieux ».
Le symbolisme du voile vécu de façon extérieure ou intérieure, ou les deux à la fois, ne peut servir d’alibi pour ne pas réagir à la désinformation fallacieuse et aux instrumentalisations fondamentalistes. De l’autre côté, la nécessaire réaction intellectuelle de la femme face aux dérives, tant sociétales que fondamentalistes, méprisant toutes deux sa dignité authentique, ne devrait pas se transformer en revendication féministe exclusiviste ; car les femmes ne réussiront à accomplir pleinement et librement leur nature qu’à la condition qu’elles sachent œuvrer et manifester les qualités qu’elles ont en commun avec l’homme et celles qui leur sont propres, en synergie et en harmonie avec lui, sans vouloir opposer ou substituer les uns ou les unes aux autres.
« Dieu a caché les lumières du tréfonds des cœurs sous le voile épais des apparences afin de préserver leur splendeur de se compromettre par leur apparition, et pour qu’elles ne soient pas vulgarisées. » (Ibn ‘Atâ’ Allah al-Iskandari, Paroles de Sagesse)
*****
Fatiha Darolles est en charge des relations et des études relatives à l’entreprise et au monde du travail, au sein de l’Institut des hautes études islamiques (IHEI).