Maroc. Les étudiants de l’université du roi solidaires avec Gaza
Lancé par les étudiants de l’université la plus prestigieuse et la plus chère du Maroc, un appel pour mettre fin à la coopération scientifique avec des établissements israéliens révèle l’ampleur de la normalisation entre les deux pays.
Personne n’aurait pu prévoir une telle démarche compte tenu de la nature et du statut de l’établissement, du profil de ses acteurs, et de l’attachement du souverain à la normalisation avec Israël. En effet, près de 1 300 étudiants et diplômés de l’université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) « ont exigé que leur université rompe ses liens avec ses différents partenaires israéliens », dans leur communiqué datant du 25 juin 2024 et dont Orient XXI a obtenu une copie :
Nous affirmons aux médias et à l’opinion publique nationale et internationale que nous nous désolidarisons et n’approuvons en aucun cas les accords liant notre université à ses partenaires israéliens qui contribuent à l’occupation, à l’apartheid, aux crimes de guerre et au génocide qui se déroulent actuellement dans la bande de Gaza. Nous affirmons également notre détermination à poursuivre la lutte par tous les moyens légitimes et à exprimer notre ferme rejet de la poursuite de ces partenariats.
L’ampleur de la coopération entre cette université et ses homologues israéliennes, soigneusement détaillée par les étudiants marocains, est une véritable découverte tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Huit universités et établissements de recherche, parmi les plus en vue en Israël, mais aussi parmi les plus controversés, sont concernés par cette coopération qui touche des domaines orientés essentiellement vers la technologie de l’armement : l’université Bar Illan, l’université Ben Gourion, l’université de Tel-Aviv, Galilee Western College, Hebrew University of Jerusalem (HUJ), Technion-Israel Institute of Technology, Reichman University, Sapir Academic College.
DES TECHNOLOGIES UTILISÉES CONTRE GAZA
L’un des exemples les plus troublants est le Technion-Israel of Technology, indiquent, dans leur communiqué, les étudiants de l’UM6P :
Technion forme des ingénieurs spécifiquement pour travailler dans des entreprises de fabrication d’armes, ainsi que les cadres d’élite et la majeure partie des réservistes de l’armée. Les chercheurs et chercheuses du Technion développent des drones et bulldozers téléguidés qui aident également l’armée israélienne à détruire les maisons palestiniennes1, des méthodes pour découvrir les tunnels souterrains, visant spécifiquement à aider au siège de Gaza2
L’autre exemple, tout aussi troublant, est celui de la Hebrew University of Jerusalem (HUJ), avec laquelle l’UM6P entretient des relations de coopération selon les signataires du communiqué :
L’HUJ héberge le programme Talpiot de formation d’élite des Forces de défense israéliennes et permet l’existence d’une base militaire sur son campus3. Les diplômés poursuivent des études supérieures pendant qu’ils servent dans l’armée et utilisent leur expertise pour faire progresser la recherche et le développement de Tsahal à des postes de direction technologique. Ses campus et infrastructures s’étendent dans les territoires occupés et dans des colonies à Al-Qods, Jérusalem4. Michael Federmann, qui dirige Elbit Systems, la plus grande entreprise privée d’armement d’Israël, est président du conseil d’administration de l’HUJ.
Ce communiqué intervient quelques jours après une « escale technique » effectuée les 6 et 7 juin, qui a permis à l’INS Komemiyut, un navire de guerre israélien de 2 500 tonnes et mesurant 95 mètres de long pour 20 mètres de large, de se ravitailler au port de Tanger, le plus grand au Maroc, avant de poursuivre son itinéraire vers Israël en provenance des États-Unis. Qualifiant cette escale à Tanger d’un « navire de guerre lié à la marine israélienne » de « véritable humiliation envers le peuple marocain », le Groupe de travail national pour la Palestine, une association marocaine, a appelé les autorités à « ouvrir une enquête pour définir les responsabilités et les sanctions. »
UN ENSEIGNEMENT À DEUX VITESSES
L’UM6P n’est pas n’importe quelle université du royaume. Il s’agit d’abord d’un établissement privé, parmi les institutions académiques les plus huppées, avec comme critère de sélection le mérite du candidat, mais aussi sa qualité, son statut et, surtout, la valeur de son portefeuille : 8 500 euros par an entre les frais d’études et d’inscription. C’est la pépinière de la future élite politique, administrative et économique du royaume, incarnation d’un enseignement universitaire privatisée et à deux vitesses.
L’UM6P, c’est aussi l’université où le prince héritier Hassan poursuit ses études supérieures après avoir décroché le bac au Collège royal en juin 2020, « mention très bien », indique sa biographie officielle. Il ne fait, évidemment, pas partie des signataires du communiqué. Né en mai 2003, ce prince relativement discret et très proche de sa mère, la princesse Salma, a opté pour les relations internationales comme spécialité académique au sein de la faculté de gouvernance, sciences économiques et sociales, filière de l’UM6P et dont le siège est à Sala-Al-Jadida, près de Rabat.
Le bailleur de fonds de l’UM6P et son « fondateur » officiel est l’Office chérifien des phosphates (OCP), un groupe industriel public, premier producteur et exportateur des phosphates au monde. Il est souvent utilisé par l’État marocain comme portefeuille pour financer le soft power et la promotion de l’image de marque de la monarchie chérifienne en Europe, notamment en France, et la marocanité du Sahara occidental. L’OCP est par exemple le principal financier étranger de l’Institut français des relations internationales (Ifri), basé à Paris, et qui se définit comme un « centre de recherche et de débat indépendant consacré à l’analyse des questions internationales ». L’un des membres de son conseil d’administration n’est autre que le… PDG de l’OCP, Mostafa Terrab.
UN PSEUDO-CENTRE DE RECHERCHE
L’activité « académique » de l’Office chérifien se déploie sous la couverture d’un pseudo-centre de recherche appelé Policy Center for the New South, dirigé par Karim El Aynaoui. Son siège ? Le campus de l’UM6P, situé à Sala Al-Jadida, près de Rabat. El Aynaoui est, quant à lui, membre du conseil stratégique de… l’Ifri. Et depuis que l’OCP a créé Policy Center en le rattachant structurellement à l’UM6P, il est devenu le précepteur officieux du prince Hassan, ce qui confère à cette université une dimension et un statut particuliers. C’est ce qui explique sans doute la réaction foncièrement hostile de son administration face à la revendication de ses étudiants et diplômés de rompre toute coopération avec les universités israéliennes, comme l’explique le communiqué des étudiants :
Les étudiant⸱e⸱s et lauréat⸱e⸱s ont opté dans un premier temps pour une approche interne, progressive et constructive afin de laisser à la présidence de l’université la possibilité de répondre favorablement. Malheureusement, face au rejet de la demande, le mouvement va naturellement poursuivre sa démarche revendicative. Cette initiative découle de notre volonté de veiller à ce que notre université se positionne du bon côté de l’Histoire et se fonde sur le fait que nous, étudiant⸱e⸱s et lauréat⸱e⸱s, représentons l’université et que celle-ci nous représente à son tour. Par conséquent, soucieux et soucieuses du positionnement éthique de notre université, il ne nous est pas possible de rester silencieuses et silencieux face à cette situation anormale.
Contacté par Orient XXI, l’un des signataires, ayant requis l’anonymat, a déclaré que « l’administration de l’UM6P a clairement et officiellement indiqué par e-mail qu’aucune sanction ne serait prise contre les signataires dans le cadre de cette mobilisation. Nous la prenons au mot et espérons qu’elle tiendra sa parole. »