En Inde, «tout musulman est en train de devenir une cible»
Après le lynchage d’un adolescent, des manifestations ont eu lieu dans une dizaine de villes pour dénoncer la multiplication des meurtres islamophobes. Et l’impunité dont bénéficient leurs auteurs.
Professeurs à la chevelure grisonnante, jeunes aux vêtements colorés… plusieurs centaines de personnes se pressent sur l’esplanade de Jantar Mantar, centre des manifestations de New Delhi. Tous sont venus clamer leur soutien à leurs compatriotes musulmans, attaqués de manière croissante ces derniers mois. Ils soulèvent des pancartes marquées de ces quelques mots en anglais : «Not in my name» («pas en mon nom»). Cette foule de membres de la classe moyenne, majoritairement hindoue, a répondu à un appel lancé sur Facebook, qui a également donné lieu à des rassemblements dans une dizaine d’autres villes indiennes le 28 juin.
L’événement déclencheur a été le meurtre d’un adolescent musulman de 16 ans, cinq jours auparavant, dans un train de la banlieue de New Delhi. Le jeune Junaid Khan était venu avec son frère acheter de la nourriture pour l’Aïd. Selon les témoignages recueillis depuis, Junaid avait alors offert sa place à un homme âgé, celui-ci s’était offusqué et avait commencé à insulter les deux garçons qui portaient la toque musulmane : «Antinationaux, Pakistanais, mangeurs de bœufs.» Les injures islamophobes avaient fusé et une dispute avait éclaté. Et tout d’un coup, une dizaine d’autres jeunes hindous avaient attaqué les deux frères. Huit coups de couteau fatals étaient alors portés au jeune Junaid.
«Complicité». Des agressions similaires se produisent dans tout le pays depuis plusieurs mois, dans la foulée du raz-de-marée électoral du parti nationaliste hindou BJP : cette formation dirige le gouvernement national depuis trois ans grâce à une majorité absolue inédite à la Chambre basse, et administre 17 des 29 Etats, dont le plus grand d’entre eux, l’Uttar Pradesh, a été conquis en mars.
Une partie des manifestants, comme l’universitaire Prabir Purkayastha, estiment que ces attaques sont encouragées par ces nationalistes hindous : «Il y a une croissance coordonnée de ces violences, des campagnes sont organisées sur [l’application de messagerie] WhatsApp, des groupes sont envoyés pour attaquer les camions qui transportent du bétail. Et le gouvernement ne condamne jamais ces actes, ce qui prouve sa complicité.» L’abattage de la vache, animal sacré dans l’hindouisme moderne, est très réglementé mais n’est pas totalement interdit en Inde.
Amnesty International vient d’exhorter les dirigeants indiens à réagir pour faire cesser cette «apparente impunité» des crimes islamophobes et a dressé une liste de tels actes rapportés par les médias : au moins dix musulmans ont été tués en deux mois dans tout le pays par des extrémistes ou des groupes de gens qui leur reprochaient de transporter des vaches, de détenir de la viande de bœuf ou de simplement flirter avec des filles hindoues.
Mohammad Jabir, un musulman venu à la manifestation, vit ce racisme au quotidien dans son village de Muzafarnagar, à 130 kilomètres de New Delhi. «Il y a deux ou trois mois, un homme qui portait une longue barbe a été suivi par un groupe et tué d’un coup de pistolet, raconte-t-il. Ce genre d’incidents arrive souvent maintenant. Tout musulman est en train de devenir une cible.» Cette bourgade avait justement été le théâtre de pogroms antimusulmans en 2013, qui avaient coûté la vie à 62 personnes et auraient été manigancés par des députés locaux du BJP – deux d’entre eux, mis en examen pour ces actes, viennent d’être réélus avec le soutien du parti.