Les « ramadaniens » sont-ils suicidaires ? Contre-argumentaire
Dans une tribune publiée sur Oumma.com, le sociologue et conférencier musulman Omero Marongiu-Perria a poursuivi sa prise de position critique contre Tariq Ramadan déclinée dans plusieurs articles et interviews accordés à la presse française. Dans cette dernière intervention, Omero critique cette fois la posture « suicidaire » des défenseurs de Tariq Ramadan en mobilisant une série d’arguments ou de raisons. La rédaction de Mizane Info vous en propose une analyse critique sous la plume de Fouad Bahri.
L’affaire Tariq Ramadan n’est pas prête de se tarir. L’influence du prédicateur, l’importance de son apport communautaire sur le plan intellectuel, discursif, moral et psychologique, sa centralité dans les réseaux musulmans en France, expliquent en grande partie la dimension particulièrement affective de cette affaire qui déborde largement le cadre individuel et personnel de l’intellectuel suisse. Cette affaire, qui n’est pas loin dans ses effets d’un choc traumatique, a servi, cela est certain, de véritable révélateur de l’état psychologique, moral, spirituel et politique de la communauté musulmane. Elle est en ce sens symptomatique. La fragilité institutionnelle de l’islam français, que l’on n’ignorait pas, a été confirmée. Les divisions communautaires se sont une nouvelle fois manifestées. L’émotion positive ou négative, le parti pris pro ou anti, ont presque comme toujours dicté leur loi au point de soulever cette question : est-il encore possible de réfléchir sereinement et de se positionner justement sur cette affaire ? Nous le croyons, en ce qui nous concerne, sous réserve de respecter certaines règles. La rédaction de Mizane Info s’était positionnée très tôt dans cette affaire pour une position de discernement et de patience afin de suspendre tout jugement à la connaissance des faits avérés, connaissance que seule une enquête minutieuse et équitable des services policiers et judiciaires pouvait offrir.
Cette position, nous la partageons toujours. L’enquête n’est pas terminée, le procès n’a pas commencé, les débats contradictoires, hormis une première confrontation, n’ont pas été pleinement engagés : bref, il est en réalité encore trop tôt pour se prononcer fermement sur le fond. D’autant qu’à la lumière des accusations, il n’y a pas de demi-mesure : innocence totale ou culpabilité totale. Cette décision, c’est précisément à la justice française de l’établir équitablement et dans le respect des règles de droit. Il semblerait que beaucoup de personnes soient pressées de prononcer la condamnation d’un homme présumé innocent, quitte à substituer à la justice française, un tribunal populaire, médiatique ou virtuel (réseaux sociaux). Alors qu’il serait dans l’intérêt de tous que la justice fasse son travail sereinement et dans celui de personne de retarder ce travail.
Ni « justifications religieuses », ni frérisme
Dans sa tribune, Omero Marongiu-Perria reproche l’emploi de « justifications religieuses » aux « ramadaniens », terme génériquement flou qu’il ne définit pas et qui pourraient regrouper pêle-mêle un spectre allant des simples personnes qui se reconnaissent dans le discours de Tariq Ramadan aux défenseurs inconditionnels, leur conseillant de laisser ces justifications de côté. Cela étant dit, un examen attentif des prises de positions publiques assez identifiées et pour certaines d’entres elles récentes des « ramadaniens » démontrent qu’aucune justification religieuse n’a été mobilisée dans leurs argumentaires. De Sofiane Meziani à Nabil Ennasri, de Marwan Muhammad aux membres du comité de soutien tels que Fanny Bauer-Motti ou Siham Andalouci, aucun verset du Coran ou hadith ou argument normatif religieux n’ont été invoqués. Les argumentaires s’appuient quasi exclusivement sur des registres judiciaires, interrogent des faits et réclament une équité de traitement. A l’exception de rares prêches d’imams sur Youtube comme celui de l’imam Khattabi, ce reproche est donc factuellement faux.
Même chose sur la délimitation idéologique de la sphère des « défenseurs » de Ramadan qualifiée de « fréristes » pour la majeure partie. Cette assignation idéologique n’est que partiellement juste tant le nombre d’intervenants qui n’ont pas de proximité ou de sensibilité avec la vision Frères musulmans est réel et significatif. Plusieurs femmes du réseau Free Tariq pourraient en témoigner. Marwan Muhammad aussi, malgré les anciennes accusations peu sérieuses d’un Kepel. Ce type d’assignation ne faisant qu’obscurcir le sujet plutôt que de l’éclairer. D’ailleurs, la principale officine frériste en France, l’UOIF, a précisément démontré le contraire par son long silence, la prestation déplorable de son président face à un Elkabbach en tenue de procureur infâme accusant Ramadan de radicalisation, et la simple rédaction d ‘un très tardif communiqué qui ne réclamera même pas la libération de l’intellectuel suisse jusqu’à son procès alors même que son état de santé a exigé une hospitalisation.
Le mauvais procès en puritanisme
Autre accusation sans fondement, celle de puritanisme prêtée à Tariq Ramadan, « tribun qui diffuse auprès des masses un discours puritain » et qui « à force de jouer les shérifs du puritanisme et de la probité morale », a « attiré forcément soi-même l’attention des chercheurs de pépites ». Omero Marongiu semble confondre les notions de puritanisme, de conservatisme et d’éthique. Une connaissance approfondie des œuvres et du discours de Ramadan en France démontre très clairement le caractère infondé d’une accusation de puritanisme, qui désigne rappelons-le, « un rigorisme excessif en morale, une fermeté extrême dans le respect de principes généralement liée à une manière de vivre austère et prude. » Aucun puritanisme dans la parole publique ou les écrits de Ramadan. Bien au contraire, le puritanisme est généralement adossé à certaines lectures rigoristes de l’islam que Ramadan a combattu et contre lequel il a représenté pour toute une génération de jeunes musulmans un contre-modèle salutaire. Cette accusation est donc particulièrement injustifiée. Ramadan est-il un conservateur ? Sans aucun doute, comme tout musulman pratiquant et attaché à une morale islamique, mais ceci relève de l’interprétation ou du jugement de valeurs. La seule chose incontestable est que le Suisse défendait et défend une éthique existentielle appliquée en politique, en économie et plus largement sur le champ publique, le respect de la dignité humaine. Il a également théorisé et repris à son compte une approche contextualisée des finalités shariatiques (maqasid) reliant disciplines religieuses et profanes. Ceci nous éloigne déjà du sujet. Ramadan incarne pour les masses musulmanes beaucoup plus une éthique de fidélité politique et citoyenne à l’islam dans les nombreux débats qui l’ont opposé à des détracteurs, qu’une éthique de mœurs personnel qu’il n’a jamais revendiqué.
Lorsqu’Omero décrit un « “mythe ramadanien” de l’homme seul, propre, honnête et très à cheval sur la morale contre la “meute” qui aurait toujours cherché à le faire taire », il se trompe donc de cible. Ce n’est pas d’une morale personnelle, ni même d’ailleurs d’une rigueur piétiste ou religieuse qu’il est question (Ramadan n’incarne pas cela auprès des musulmans), mais d’une forme d’intégrité politique et intellectuelle dans des débats polémiques concernant l’islam dans la société française, la laïcité ou des questions géopolitiques. Beaucoup ne saisiront pas les nuances ou rétorqueront une mauvaise foi argumentative. Cela importe peu. Dans une critique, il faut savoir viser, et viser juste.
Une partialité difficilement contestable
Omero poursuit en disqualifiant l’argument de partialité du traitement différentiel entre Tariq Ramadan et certains politiques accusés de viols ou de violences sexuelles, arguments « qui n’avaient absolument rien à voir sur le plan strict du droit, puisqu’on ne peut comparer des plaintes classées et des instructions non débutées avec le cas présent. » Cet argument est limite et fragile. Sans doute la plainte classée fait-elle référence à l’affaire Darmanin. Le ministre a fait l’objet de deux plaintes, l’une pour viol, l’autre pour abus de faiblesse en lien avec des avances sexuelles. Si la première a été effectivement classée sans suite, la seconde plainte elle ne l’a pas été, pour en rester à un cadre strictement juridique. Mais cette lecture formelle sur le plan du droit devient caduque dans d’autres affaires telle que celle du conseiller régional d’Ile-de-France Gilbert Cuzou, ex-membre de l’équipe de campagne de Benoît Hamon, qui a été mis en examen pour cinq plaintes de viols, d’agressions physiques et harcèlements et qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire mais qui n’a pas été emprisonné. Idem pour Nicolas Hulot. On pourrait élargir les exemples au monde du show-business et des médias, mais cela n’est pas indispensable car là-encore la critique d’Omero ne vise pas juste. La partialité dénoncée par les « ramadaniens » n’est pas tant juridique que politique. Ces derniers dénoncent une instrumentalisation politique et politicienne complexe faisant intervenir une pluralité d’acteurs judiciaires, politiques et médiatiques.
L’acharnement médiatique et la différence de traitement manifeste entre tous ces « présumés coupables » est en outre si manifeste que des avocats qui n’ont rien à voir ni de près ni de loin avec cette affaire n’ont pas manqué de le souligner très implicitement, voire explicitement. Ignorer, comme le fait Omero,la dimension éminemment politique de l’affaire Ramadan est difficilement tenable. C’est aussi à ce titre que des critiques ont été faites sur l’oubli dans le dossier judiciaire de la réservation d’avion qui prouverait selon les « ramadaniens » certaines interventions arbitraires dans ce dossier ou à tous le moins, la légitimité d’un doute raisonnable à ce sujet (la distinction billet/réservation faite par Omero est secondaire à ce sujet, « l’oubli » seul étant l’objet de la critique). Quoi qu’il en soit, la formulation d’un doute raisonnable, pourtant cher au cœur des libéraux-réformistes, n’aurait plus droit de cité dans cette affaire, alors qu’elle n’infère aucun positionnement sur le fond de ce dossier, positionnement différé au procès et à ses conclusions. Cette dernière affirmation a été répétée par de nombreux soutiens « ramadaniens » qui ne soutiennent en réalité que le droit à la présomption d’innocence et à l’égalité de traitement politico-juridique et médiatique de Tariq Ramadan et ne livrent aucun blanc-seing en la matière.
Omero Marongiu critique également le fait que l’invocation de la présomption d’innocence servirait de paravent au contexte d’énonciation de cette affaire, c’est à dire à « la libération de la parole des femmes » après les hastags « balance ton porc » et « me too ». Cette critique se retourne tout autant contre son auteur qui ne tient pas compte lui non plus du double contexte (qui en réalité n’en forme qu’un) de l’affaire Ramadan : montée d’une islamophobie institutionnelle alimentée par des partis pris médiatiques notoires et largement dénoncés, pour le temps long ; éviction et exclusion de la jeune artiste Mennel Ibtissem de l’émission «The Voice » avec tout ce que cela symbolise. Ces deux contextes ont joué un rôle important dans cette affaire, renforçant la conviction d’un deux poids, deux mesures quasi systématique.
Distinguer délits publics et moralité privée
En réalité, il semblerait qu’Omero amalgame dans sa critique deux éléments qu’il faudrait pourtant traiter distinctement. La question judiciaire des délits qui sont reprochés (accusations de viols) et la question de la moralité sexuelle impliquée par certains témoignages et/ou des rumeurs. Toutes les prises de position des « pro-ramadaniens » réunissent les deux à la fois. Sauf que l’une est une question publique, judiciaire, implique des lois en vigueur et est passible d’une peine de prison, tandis que l’autre est une question de morale religieuse, intracommunautaire et concerne les réseaux religieux et les fidèles qui se sentent engagés par l’homme. Il n’est pas possible d’amalgamer les deux au risque de confondre justice légale et morale religieuse. Ceci n’élude bien évidemment pas la seconde question qui est essentielle et qui mérite un traitement particulier. Un traitement qui à notre sens ne devrait pas être public. Dénoncer publiquement le puritanisme en endossant la robe de Savonarole ne serait pas crédible et livrerait un piètre spectacle à un public déjà désabusé et décontenancé.
Une analyse plus fine de cette question nous mènerait à réfléchir sur la disparition de la notion de vie privée, qui au passage est un élément caractéristique des régimes totalitaires, et sur la question de ce qu’est une morale et de ses conditions d’applications, vastes sujets de réflexion qui ne peuvent être traîtés ici. Si l’affaire Tariq Ramadan soulève incontestablement de nombreuses questions intra-communautaires sur le fondement des accusations morales portées contre lui et dont il devra apporter une réponse convaincante le moment venu, sur les erreurs stratégiques passées commises par plusieurs réseaux musulmans qui expliquent les faiblesses présentes et sur les leçons qu’il faudrait en tirer sur la notion de leadership, de collégialité effective et d’équilibre polaire (pôles), ce type de débat est en ce qui nous concerne prématuré au niveau publique, voire inadapté sous cette forme. Il appartient aux nombreux acteurs communautaires d’ouvrir des espaces de débats intracommunautaires et d’aborder sereinement ces sujets, d’écouter les témoignages des uns et des autres et de trouver des points d’accord pour éviter de livrer au public le douloureux spectacle d’un déchirement communautaire qui ne fera qu’entretenir les rancunes du passé et préparer les conflits fratricides du futur.