Zemmour, Mennel et l’anti-France
Pour soupeser nos diables, le hasard nous a offert une jeune chanteuse et un vieux polémiste, qui ont attiré des scandales inégaux. Mennel Ibtissem, enchanteresse samedi 2 février du télé-crochet «The Voice» pour son interprétation de Leonard Cohen, a fini par quitter l’émission le 8, après quatre jours de bruit et de fureur, vouée aux gémonies pour quelques messages atterrants postés dans l’été 2016, autour des attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray. Éric Zemmour, creusant son sillon, a fait le 1er février dans le Figaro Magazine l’éloge du décommémoré Charles Maurras (nationaliste, pétainiste, antisémite, monarchiste, controversé), expliquant notamment que l’antisémitisme du prêcheur du roi était péché véniel, puisqu’il ne visait que «un pouvoir excessif» des juifs de son temps.
Magie des habitudes: Zemmour provoque moins de colère que la jeune Mennel. Ce garçon a épuisé l’indignation dans ses ignominies répétées. On hausse les épaules, ça le reprend, on ne l’écoute plus ou à peine, prévisible, ou l’on admet, et il faut la passion inlassable d’un vétéran de la gauche, Laurent Joffrin, pour décortiquer dans Libération l’ersatz de fascisme du chroniqueur de chez RTL et Dassault; ainsi Libé se prouve de ne pas oublier l’ennemi. Mais ailleurs en France, Zemmour n’est plus un sujet. Ses idioties font partie du paysage. Ceux qu’il horrifie l’ont dit si souvent, et si souvent en vain, et il est tant de monde à communier, comme lui, dans la hantise de l’islam et du migrant, que de guerre lasse, on passe.
Mennel Ibtissem, elle, provoque une passion neuve et vivace, et pourtant archaïque. Cela en dit moins sur elle que sur nous. Elle est, cette enfant, l’Ennemi, sur laquelle convergent peurs et exorcismes. Elle est un individu complexe pourtant, et une artiste en devenir, encerclée des clichés et des préjugés qui sont nos prisons. La jeune femme est belle, comme dans les fantasmes chevaleresques les «beurettes» étaient belles –ainsi disait-on dans les années 1980, quand on espérait que nous allions libérer ces chances de la France de leurs familles et des archaïsmes. Mais la belle cache sa chevelure selon les normes islamiques, qui repoussent le désir et démentent la libération. Mais elle la cache si joliment à la télévision et ses yeux et sa voix démentent le puritanisme, qu’on ne sait plus comment l’appréhender, et son charme entête et intrigue et irrite et ferait douter. La République n’aime pas le doute, elle la retrouvera. Elle chante si bien, Mennel, en arabe et en anglais mêlés, elle chante le soir unique de sa gloire l’action de grâce d’un barde juif, elle ressuscite alors l’utopie métissée du temps des potes quand on se pensait fort de nos cultures mélangées? Un instant dans sa vie, Mennel incarne l’espérance, Hallelujah, et la France s’autorise un abandon fébrile, qui tournera à la fureur quand il sera détrompé.
Et «The Voice» devint la bataille de notre identité
C’est le destin des outsiders que l’on se prend à aimer. Quand des âmes méchantes veulent récuser la belle histoire du rossignol bisontin (elle est arabe, voilée, de Besançon), ils explorent son passé numérique et, bonne pioche, trouvent ce qu’ils cherchaient, quelle bonne nouvelle affreuse, que le massacre commence. Elle a donc, au moment de Nice, au lieu de compatir, commenté le massacre d’une ironie malsaine, et a tweeté son doute sur ces terroristes qui prennent leurs papiers sur eux avant de commettre «un sale coup», et ponctué ses doutes d’un hashtag piteux, #PrenezNousPourDesCons. Elle a, aussi, affiché ses dilections pour Tariq Ramadan et autres personnages de l’islamisme médiatique. Elle a, enfin, chanté des mélopées coraniques, sur sa chaîne YouTube, et aussi un hymne à la Palestine?
La voilà campée, ceinte de tous les stigmates. Elle nous a trompé en nous séduisant, on l’avait adopté en dépit du foulard, elle paye alors, puisqu’à son indécence s’ajoute la dissimulation. Elle ne l’avait pas dit, qu’elle croyait au complot, quand elle chantait pour nous? Les plus acharnés, sur Internet, la décrivent comme un agent double, une taupe islamiste qui allait subvertir la variété française! «The Voice» devient la bataille même de notre identité, et la meute réclame son éviction de l’émission. TF1 s’interroge. Mennel se défend, en reculades numériques, et puis renonce, et dans la nuit de jeudi à vendredi, et poste sur Facebook son message final.
Elle s’est humiliée, les jours précédent, en nettoyant ses comptes internet pour échapper à la meute, et a retiré quelques belles chansons, trop musulmanes, trop arabes, qui pourraient exciter la meute. C’est une défaite pire encore, et tout ceci fut vain.
Mennel admet son éviction à peine minuit passée, le 8 février. Le même jour, le Figaro Magazine paraît, avec une nouvelle production de Monsieur Zemmour, qui cette fois félicite le gouvernement polonais (nationaliste, sectaire, réactionnaire, briseur du droit des femmes, bafoueur de constitution, vilipendé par tous les démocrates d’Europe) pour sa dernière invention: interdire l’emploi du mot «camp de concentration polonais», précision géographique qui rappellerait que la Pologne aussi fut antisémite, avant que Hitler n’extermine ses juifs. Interdire un mot est le hobby des dictatures. Zemmour adore. La Pologne, explique-t-il, défend son identité et forge par la loi sa légende, ce que les Français n’osent faire. Cet homme est curieux dans ses enthousiasmes; il est, juif, défenseur en France de Pétain, et en Pologne d’une normalisation de l’histoire, qui fait bon marché de décennies de pogromes. Il trouvait aussi, la semaine précédente, que l’État d’Israël (démocratie imparfaite et mal dirigée, mais démocratie de débats et d’individus libres) réincarnait le nationalisme intégral de Maurras (qui était antidémocrate et monarchiste, et subordonnait la liberté et la vérité aux intérêts de la Patrie). Chacun est libre de ses espérances, et Freud peut supputer que Zemmour, en cohérence, aimerait que la terre promise aussi soit un peu fasciste, pour s’y retrouver, ce n’est évidemment pas son mot. Évidemment.
Par : Claude Askolovitch
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