Vincent Geisser : « La mort de Morsi est aussi celle d’un espoir démocratique en Egypte »
Chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (AMU), Vincent Geisser a répondu aux questions de Mizane.info sur le bilan politique du défunt président Mohamed Morsi et les enseignements à tirer des événements tragiques survenus en Egypte, depuis son élection jusqu’à son renversement par le maréchal Sissi.
Mizane.info : Quel est l’héritage politique du président Mohamed Morsi ?
Vincent Geisser : Morsi incarnait l’une des premières expériences d’un parti dit islamiste arrivé au pouvoir par les urnes. L’expérience d’un islam politique qui va endosser, à l’échelle du monde arabe, un rôle démocratique et électoral obtenu par le suffrage universel direct.
Mais Morsi incarnait aussi une expérience de confrontation avec le pouvoir, la figure d’une double normalisation politique, interne et externe. Interne, en jouant le jeu de l’intégration au système politique égyptien. Mais aussi une normalisation externe.
Morsi a eu des choix géopolitiques qui pouvaient certes refléter sa trajectoire de Frère musulman, mais il a opté également pour des choix géopolitiques qui s’inscrivaient dans une normalisation avec ses partenaires européens, américains, voire même avec Israël puisque les relations avec l’Etat hébreu avaient été maintenues.
Toute la propagande de Sissi aura été de dire que Morsi avait fait entrer le Hamas en Egypte en ouvrant la frontière. Morsi a prouvé, sans tomber dans une vision idyllique, que les partis issus de l’islam politique, en particulier des Frères musulmans, pouvaient ne pas être moins démocrates que les autres.
Cela ne signifie pas qu’il faille verser dans l’idéalisme d’une vision où Morsi aurait ouvert des espaces démocratiques. En tous les cas, il a assuré la gestion de la transition démocratique dans son pays selon les codes des théoriciens de la démocratisation. Il n’y a pas eu de rétrécissement des libertés pendant la courte séquence où il a présidé l’Egypte (deux ans, ndlr).
Qu’est-ce qui a politiquement mal tourné ?
L’erreur des islamistes est de tellement vouloir intégrer le système politique qu’ils en arrivent à oublier les autres formations démocrates. Globalement, les partis issus des Frères musulmans ont voulu faire trop de concession aux anciens acteurs du système plutôt que de chercher à élargir les bases de leur soutien démocratique.
Morsi a privilégié une ligne de dialogue directe avec les militaires en négligeant les autres acteurs de la vie politique égyptienne (la gauche, les centristes et les libéraux). Il est donc rentré dans un face-à-face avec l’armée en la choisissant comme partenaire. Un partenaire qui a fini par se retourner contre lui.
Le même scénario s’est passé en Tunisie, même si les développements ont été différents. Les compromis doivent s’accompagner de stratégies d’élargissement et de partenariat avec les autres forces démocratiques.
Mais ces autres composantes politiques étaient-elles prêtes à dialoguer avec les partis islamistes ?
Beaucoup moins en Egypte, il est vrai, qu’en Tunisie. Morsi était confronté à une armée qui n’était pas prête à abandonner son pouvoir. Il a cru qu’il pouvait ouvrir une relation de partenariat avec cette armée tout en essayant de la contrôler.
Chez beaucoup d’acteurs libéraux ou des milieux centristes de la société égyptienne, il y avait des réticences à travailler avec les Frères musulmans. Morsi s’est donc retrouvé seul face à l’armée.
Ces autres formations politiques n’ont pas réellement de pouvoir…
Cette normalisation restait importante sur le plan symbolique pour la construction politique égyptienne, y compris dans une logique interne.
La normalisation aurait pu s’étendre, non pas seulement à l’Ancien régime, mais à l’ensemble des acteurs de la scène égyptienne, quelle que soit leur importance politique réelle.
Il était politiquement important pour Morsi de ne pas s’isoler.
Au moment du renversement de Morsi par l’armée, il y a eu une séquence un peu trouble. Le renversement a été présenté comme une réponse face aux mécontentements exprimés par la rue égyptienne alors même qu’il était le fait du maréchal Sissi. Le peuple égyptien a-t-il été instrumentalisé par les militaires ?
Il y avait une véritable contestation sociale et politique de Morsi par la rue égyptienne. Mais il y a eu une utilisation scénographique « démocratique » à des fins de putsch militaire contre le président Morsi.
L’armée a habilement mis en scène cette contestation sociale réelle contre Morsi pour faire croire à une troisième révolution. Le constat est donc celui d’un échec de l’islam politique dans sa stratégie de compromis avec l’armée.
Quelle était la solution politique pour Morsi ?
Il n’y a pas réellement de solution politique. Des acteurs internes de l’Egypte en lien avec des considérations géopolitiques qui sont celles de l’Arabie saoudite et des Emirats-arabes-unis ont tout fait pour qu’il n’y ait pas d’espace démocratique dans le monde arabe, et notamment d’espace démocratique qui puisse être porté par les partis issus de l’islam politique.
Avec la caution de l’Europe, de la France et des Etats-Unis, on a préféré un islam qui soit rétrograde et fondamentaliste plutôt que des expériences de démocratisation et de gouvernance, qui ne sont pas idylliques, mais portées par des partis dits islamistes.
Aujourd’hui, les puissances occidentales sont en train de légitimer une stratégie fondamentaliste de type wahhabite à l’échelle internationale au détriment de ces expériences politiques.
C’est une équation très complexe car ceux qui jouent le jeu démocratique de la participation politique sont malheureusement traités de la pire des manières, d’autant qu’ils n’ont pas su diversifier leur base politique et tisser des partenariats.
Les compromis de l’islam politique avec l’armée dégénèrent en conflits et ces conflits se terminent par leur propre disparition. La fin du président Mohamed Morsi, malade, diminué par des actes de torture, et qui avait été reçu jadis par des chefs d’états comme Hollande et Obama, témoigne de cette tragédie politique.
Pris en étau par des forces politiques qui leurs sont hostiles, les partis islamistes sont-ils condamnés à la relégation ?
Nous sommes dans le cas de figure où les partis islamistes prêts au compromis démocratique rencontrent effectivement une forte opposition constituée, d’une part par les forces de l’Ancien régime alliés à des fractions de gauche.
Et surtout, une opposition internationale fondamentaliste et rétrograde représentée par les groupuscules djihadistes dont une part des actions, y compris des assassinats terroristes, sont directement commanditées par l’Arabie saoudite et les Emirats-arabes-unis.
La répression du régime de Sissi est féroce. Les Egyptiens n’ont jamais connu ça, y compris sous Moubarak.
Chaque fois que l’on assiste à un progrès démocratique avec une majorité islamiste, les groupes djihadistes frappent. Une analyse du phénomène laisse donc penser que ces mouvements seront peut-être contraints à renoncer au pouvoir.
Un certain nombre de forces dans le monde arabe sont décidées à empêcher toute voix démocratique en jouant la carte de la peur de la théocratie incarnée par les partis islamistes, alors que paradoxalement, les vrais tenants de la théocratie sont des Etats arabes qui se sont érigés comme les ennemis des partis islamistes.
Finalement, Morsi a été doublement victime de l’armée et de l’alliance mortifère entre les puissances occidentales et le couple Riadh/Abou Dabi. Soutenir cette stratégie d’éradication de la démocratie dans le monde arabe est une véritable bombe à retardement dans les années à venir.
En les cautionnant, Macron prépare des lendemains très durs pour la France et l’Europe.
Peut-on encore espérer un sursaut populaire des Egyptiens contre le régime de Sissi ?
Le potentiel de contestation reste présent en Egypte. Pour beaucoup d’Egyptiens, la mort de Morsi n’est pas seulement la mort d’un président islamiste pour lequel ils n’avaient pas tous voté.
C’est aussi la mort d’un espoir démocratique. Mais la répression du régime de Sissi est féroce.
Les Egyptiens n’ont jamais connu ça, y compris sous Moubarak. La torture et l’assassinat ont refait surface.
Le verrouillage militaire, policier et sécuritaire de la société égyptienne est tel que ce potentiel de mobilisation populaire reste entravé.