Le rebelle de l’intelligence artificielle
Il pourrait décupler son salaire s’il cédait à l’appel des géants de la techno qui le courtisent. Mais Yoshua Bengio, star mondiale de l’intelligence artificielle, croit qu’il est essentiel que la révolution en cours ne soit pas laissée uniquement entre les mains des entreprises.
Malgré un mal de tête tenace, Yoshua Bengio sourit à l’étudiant fébrile venu le rencontrer à son bureau de l’Université de Montréal pour planifier sa maîtrise. En ce vendredi de mai qui refuse de se réchauffer, c’est le dernier rendez-vous d’une autre semaine surchargée pour le chercheur. Les médias du monde se l’arrachent maintenant que son champ d’études, auquel il a consacré les 30 dernières années, a dépassé le stade de la recherche fondamentale et intéresse les Google, Facebook, IBM et autres Microsoft. Ces géants font des ponts d’or aux chercheurs de son niveau pour qu’ils appliquent leurs connaissances en intelligence artificielle à leurs plateformes. Mais le Montréalais résiste. Aux revues spécialisées comme Wired, Bloomberg, Fortune, MIT Technology Review, mais aussi au journal Le Monde ou au New York Times, le scientifique de 53 ans répète qu’il veut rester à Montréal. Et en faire la Silicon Valley de l’intelligence artificielle.
Loin de la Californie, où se passe une grande partie de la commercialisation des découvertes universitaires, Yoshua Bengio parvient à recruter les meilleurs étudiants, de même que les meilleurs scientifiques du monde. La vaste majorité d’entre eux viennent à Montréal expressément pour lui. Sa présence attire aussi les grandes entreprises qui souhaitent mettre au point des produits liés à l’intelligence artificielle (IA).
Pris par un horaire de premier ministre, Yoshua Bengio accepte de recevoir L’actualité dans son salon un dimanche. L’homme grisonnant a l’œil vif, malgré notre intrusion dans une de ses rares journées de congé. Il nous guide vers une petite pièce lumineuse, à l’avant de la maison du quartier Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, où se font face une reproduction du Baiser de Klimt et un mur de livres aux thèmes éclectiques, de Walt Disney aux chats en passant par La femme du Ve, de Douglas Kennedy.
Comme le second officier Data, son personnage préféré dans la série américaine Star Trek, un androïde à l’intelligence supérieure passionné par la race humaine, Yoshua Bengio désire concilier la force brute de la machine avec la culture humaine. Car l’intelligence artificielle, il le sait, risque fort d’être créatrice de grandes inégalités…
D’ici une vingtaine d’années tout au plus, l’automatisation prendra beaucoup de place dans l’économie, explique le chercheur. Elle fera disparaître des emplois qu’on pensait intouchables, comme les chauffeurs de camion ou les assistants juridiques. « Pour l’instant, l’intelligence artificielle a besoin de l’humain pour la guider dans la définition des concepts, pour lui donner les exemples à apprendre », dit-il. Mais comme l’enfant de deux ans qui découvre la nature physique du monde (la gravité, la solidité des objets, etc.) sans que ses parents aient besoin de la lui expliquer, les robots vont, grâce aux avancées de la technologie, s’adapter à diverses situations et prendre des décisions par eux-mêmes.
Tout cela ne se fera pas sans heurts. « Il y a de bonnes chances que ces chamboulements créent de la souffrance chez beaucoup de gens, qui vont perdre non seulement leur gagne-pain, mais le sens qu’ils donnent à leur vie », dit le Montréalais. Cette préoccupation, assure-t-il, bon nombre de chercheurs du domaine la partagent.
Comme dans Star Trek, Yoshua Bengio est en mission. Il accumule les entrevues, les conférences, les fonctions, en plus de conseiller de nombreuses entreprises, pour préparer le monde aux changements à venir. Il s’assoit régulièrement avec des philosophes, des éthiciens, pour s’assurer de concevoir une intelligence artificielle alignée sur les valeurs humaines.
Cela dit, l’homme croit que la responsabilité d’un chercheur a ses limites, et que celui-ci ne peut être blâmé si quelqu’un trouve un moyen d’utiliser ses idées à mauvais escient. « Les chercheurs ont la responsabilité de ne pas contribuer directement au développement de technologies manifestement néfastes. Par exemple, je ne me sentirais vraiment pas à l’aise si mon travail était de fabriquer des armes létales autonomes. »
Les étudiants qui cognent à la porte de Yoshua Bengio pour suivre leur formation avec lui, à l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (MILA), de l’Université de Montréal, viennent des États-Unis, du Brésil, du Mexique, de Grèce, de Russie ou d’ailleurs. Sur les 133 inscrits, seulement 10 % sont du Canada. Il est un des rares experts de l’apprentissage profond — ce qui permet à la machine d’apprendre par elle-même en se basant sur des réseaux de neurones artificiels — à avoir choisi de poursuivre sa carrière dans le milieu universitaire. « La technologie, quand elle est développée dans le but de maximiser les profits, n’est pas toujours pour le bénéfice général de l’humanité. Il y a malheureusement un écart entre les actions qui visent à maximiser le profit individuel et celles qui visent à maximiser le bien-être collectif. » Et lui, tout comme Data, s’intéresse à l’humain.
L’IA aura tendance à exacerber les inégalités, souligne le professeur, parce que ce seront les entreprises qui auront le plus de moyens (ordinateurs puissants, données, clients) qui en profiteront le plus. En demeurant à Montréal, Yoshua Bengio veut contribuer à y créer une masse critique de chercheurs et encourager la fondation d’entreprises. Car il souhaite que les Québécois participent à la nouvelle économie qui se bâtit autour de l’automatisation. « La recherche en soi, ce n’est pas rentable. Si on veut être des producteurs d’intelligence artificielle, il faut que des entreprises aient leur siège social au Québec, paient des impôts au Québec. » La richesse qu’elles créeront sera taxée « et retournée en partie à la population générale, ce qui contribuera à réduire ces inégalités ».
Au quotidien, la distance du chercheur avec le monde des affaires est de moins en moins possible, parce que les géants des technologies participent à l’avancement de l’intelligence artificielle par l’injection substantielle de fonds. « Sauf en de rares exceptions, tous nos travaux vont dans le domaine public, sans brevets, et tout le code est en licence ouverte, dit le chercheur. Ils sont accessibles non seulement pour les entreprises qui financent ces recherches, mais pour le monde entier. »
Si Yoshua Bengio a toujours résisté aux invitations de la Silicon Valley, c’est aussi parce que ses racines, sa famille sont à Montréal. Il dit vouloir redonner à la ville et à la société qui l’ont accueilli.
La famille Bengio est arrivée à Montréal en février 1977, après quelques années à Paris, où est né Yoshua. Les parents, tous deux de Casablanca, avaient choisi Paris pour la qualité de ses universités — Carlo Bengio y a fait des études de pharmacie, et Célia Moréno, de sciences économiques. Cette dernière raconte qu’à 12 ans, Yoshua et son petit frère, Samy, les ont convaincus, son mari et elle, d’émigrer au Canada après quelques visites chez les grands-parents maternels, établis à Montréal. « La ville a un ciel », a dit Yoshua à sa mère pour la persuader de quitter Paris et ses bâtiments en hauteur.
Par Catherine Mathys
Source:http://lactualite.com/techno/2017/11/10/le-rebelle-de-lintelligence-artificielle/