Alain Touraine, grand intellectuel universaliste et engagé, est mort
Le sociologue, auteur de « La Sociologie de l’action » ou du « Nouveau Siècle politique », est mort dans la nuit de vendredi à Paris, à l’âge de 97 ans.
Figure majeure de la scène intellectuelle française et internationale, le sociologue Alain Touraine est mort à Paris, vendredi matin 9 juin, a appris Le Monde auprès de sa famille. Il avait 97 ans. Depuis ses premières enquêtes de terrain dans les usines Renault jusqu’à ses derniers textes sur les métamorphoses du capitalisme « spéculatif », ce voyageur enthousiaste n’aura jamais cessé d’observer le monde social, ses mutations profondes, ses nouvelles lignes de fracture, ses ressources d’indignation et de liberté, aussi. « Moi, ce qui m’intéresse, ce que je tente de mettre au jour partout, c’est le conflit », résumait-il en 2017 lors d’une rencontre informelle. Raconter la société, mettre en récit ses conflits, telle aura été la vocation de cet intellectuel flamboyant, aux curiosités sans frontières, formé à la double école de la littérature et de la Libération.
Né le 3 août 1925 à Hermanville-sur-mer (Calvados), dans une famille plutôt bourgeoise et conservatrice, Alain Touraine a grandi au milieu des livres. Son père, médecin et professeur de dermatologie, était abonné aux éditions originales de plusieurs grandes maisons, dont Gallimard et Grasset. « J’appartiens aux dernières générations élevées par la littérature, confiait-il. Mon éducation fut plus moraliste que politique. Pour moi, la politique, à l’époque, c’était L’Espoir, de Malraux [Gallimard, 1937]. »
Enfant exalté de la littérature, Touraine était aussi un fils de la débâcle. Dans les années 1950, alors qu’il étudiait aux Etats-Unis, il tomba sur un cours du grand sociologue Talcott Parsons (1902-1979), et ce fut un choc : « Cela m’a rendu malade, et en deux heures, j’ai compris ce contre quoi j’étais !, se souvenait-il. Pour Parsons, comme pour beaucoup d’Américains qui avaient gagné la guerre, la société était une évidence, ils l’habitaient comme on habite une maison avec un toit et des murs. Moi j’avais tout de suite été mal à l’aise dans une société qui s’était mal conduite, écroulée, et qui ne savait plus du tout ce qu’elle voulait. »
Sérieux et ardeur
Ce monde social, envisagé d’emblée comme problème moral et comme mêlée collective, le jeune Touraine eut très vite à cœur de l’étudier de près, avec le sérieux et l’ardeur qui l’ont toujours distingué. Après avoir intégré Normale Sup en 1945, il commence des études d’histoire à la Sorbonne et fait la connaissance du professeur marxiste Ernest Labrousse, qui l’envoie en Hongrie à l’occasion du centenaire des révolutions de 1848. Le jeune Touraine y restera plus longtemps que prévu, parcourant le pays et visitant les fermes en pleine réforme agraire, juste avant la glaciation communiste.
A son retour, toujours désireux de se coller au réel du social, il se fait embaucher dans une mine de charbon près de Valenciennes (Nord). Là il assiste, médusé, aux rixes régulières entre travailleurs allemands et polonais. Surtout, c’est durant cette expérience qu’il connaît ce qu’il nommera son « chemin de Damas ». Un dimanche, dans une librairie de Valenciennes, il tombe sur le livre du sociologue George Friedmann (1902-1977), Problèmes humains du machinisme industriel (Gallimard, 1947), qui deviendra un grand classique. Lui, l’ancien khâgneux du lycée Louis-le-Grand, à Paris, qui avait l’impression d’avoir passé la guerre coupé du monde, y découvre des enjeux qui lui paraissent à la fois concrets et passionnants.
Il écrit alors à Friedmann, qui lui répond de venir le voir avant de lui confier une enquête sur l’évolution du travail aux usines Renault. Tel sera donc son sujet de thèse, qui situe bien les premiers centres d’intérêt du jeune intellectuel : la société qu’il étudie, c’est d’abord celle de la modernité industrielle et des « trente glorieuses ». « A l’époque, on n’arrivait pas à la sociologie, ça n’existait pas, la licence de sociologie a été créée par Aron et quand j’entre au CNRS, en 1950, on est deux à en faire, rappelait-il. Avec des gens comme Georges Gurvitch [1894-1965] et d’une certaine manière aussi comme Friedmann, l’origine des sociologues, c’était la guerre. »
Soubresauts
Mais cette société née de la Libération, avec ses programmes protecteurs et ses collectifs solidaires liés au salariat, va elle-même bientôt entrer dans une interminable crise dont Alain Touraine a voulu suivre un à un les soubresauts. Les années 1960 voient émerger des mobilisations inédites, qui ne sont plus seulement (ou même plus du tout) centrées sur le travail et la lutte des classes, mais sur la quête d’une estime de soi, la reconnaissance de droits, les questions d’identité.
De ce glissement caractéristique de ce qu’il nomme la société postindustrielle, Mai 68 a représenté à ses yeux l’illustration : « Bien qu’elles aient été masquées par des idéologies déliquescentes et autoritaires, les revendications de 68 avaient un contenu fondamentalement culturel », affirmait celui qui avait été le professeur de Daniel Cohn-Bendit à Nanterre, mais aussi son « avocat », puisque le meneur révolutionnaire lui avait demandé de le défendre lors d’un fameux conseil de discipline. Quand il racontait ces épisodes, Touraine avait un large sourire aux lèvres, riant encore au souvenir de Cohn-Bendit rétorquant au doyen de l’université, qui lui demandait où il se trouvait le jour où les locaux avaient été dégradés : « J’étais chez moi, et je faisais l’amour, à 3 heures de l’après-midi, cela ne vous est probablement jamais arrivé, M. le Doyen ! »
A cette époque, Alain Touraine publie un essai intitulé Le Mouvement de Mai ou le communisme utopique (Seuil). Trois ans plus tôt, il avait formulé les principes de sa méthode dans La Sociologie de l’action (Seuil, 1965) : une sociologie fondée sur ce désir d’être « acteur » qu’il a traqué dans les anciennes formes du mouvement ouvrier comme dans les « nouveaux mouvements sociaux » centrés sur l’identité, et par exemple dans les mobilisations occitanistes ou contre le nucléaire.
« Intellectuel interprète »
S’intéressant au Chili des années 1970 comme à la Pologne de Solidarnosc, il tente d’y mettre en œuvre ce qu’il nomme « l’intervention sociologique » : raillant le « léninisme sociologique » des partisans de Pierre Bourdieu (1930-2002), qui prétendent dévoiler le sens caché de tel ou tel mouvement social, il suggère de se mettre au contact des groupes mobilisés pour les aider à expliciter eux-mêmes le sens de leur action. Renoncer au fantasme de l’avant-garde, être à l’écoute des mouvements sociaux et se faire « intellectuel interprète » : telle est pour Touraine la vocation du sociologue.
Depuis la lutte des sans-papiers à Paris jusqu’à celle des « indignés » espagnols en passant par celle des zapatistes du Chiapas, il est sans cesse à l’affût, cherchant la mobilisation capable de prendre le relais de l’ancien mouvement ouvrier, c’est-à-dire non seulement de gagner ses combats ponctuels mais aussi de nourrir un projet de changement social. Aux yeux de ce social-démocrate revendiqué, par exemple, la radicalité des grandes grèves de l’hiver 1995 manifestait surtout un « grand refus », et marquait l’épuisement d’un cadre politique français qui avait une société de retard.
En revanche, les revendications féministes lui apparaissaient de plus en plus comme le modèle d’un mouvement moderne et inventif, propre à jouer un rôle d’avant-garde au sein de la société « post-industrielle ». Dans Le Monde des femmes (Fayard, 2006), Touraine rendait hommage aux travaux des théoriciennes du genre américaines. En rejetant tout essentialisme, en récusant aussi les « idéologies de la domination » et en refusant de réduire les femmes au rang de victimes, ces théoriciennes donneraient corps à ce fameux « sujet » qu’il a lui-même théorisé, dès 1992, dans sa Critique de la modernité (Fayard) : le « sujet », ici, c’est l’individu moderne qui affirme le droit de chacune et de chacun à la liberté, à la responsabilité, et qui fait de cette affirmation universelle sa manière de participer à la société.
« Capitalisme incontrôlable »
Alain Touraine avait encore insisté sur cette centralité des femmes pour la démocratie à venir dans ses derniers essais, La Fin des sociétés (Seuil, 2013) ou Le Nouveau Siècle politique (Seuil, 2016). Il y présentait la façon dont les sociétés modernes s’étaient représentées à elles-mêmes : après s’être pensées en termes religieux, puis politiques puis sociaux, ces sociétés peinent maintenant à s’identifier à quoi que ce soit, confrontées qu’elles sont à un capitalisme de moins en moins industriel et de plus en plus spéculatif, qui pave la voie aux pulsions les plus antidémocratiques. « Aujourd’hui, le social n’est plus porteur de sens, c’est difficile à dire pour un sociologue mais c’est comme ça… », constatait Touraine dans un entretien avec « Le Monde des livres », en 2013.
Mais cet intellectuel fougueux, au regard bleu et toujours scintillant, refusait de céder au désespoir. Dans ses livres, ses tribunes de presse (en France comme en Italie), sur son blog ou à travers des discussions enflammées avec ses amis (le philosophe Claude Lefort [1924-2010], l’historien François Furet [1927-1997], naguère, et aujourd’hui, toujours, Edgar Morin), Touraine n’aura jamais cessé de chercher de nouvelles ressources de créativité et de liberté, permettant à l’individu de se réinscrire dans des collectifs solidaires. « Aujourd’hui, alors que tout fout le camp du côté de l’argent et de sa manipulation, les catégories sociales, la famille, l’école, la ville… sont vidées de leur sens, il faut trouver autre chose, qui ait la puissance nécessaire pour surmonter ce capitalisme incontrôlable », affirmait encore Touraine, dans un café, quelque temps avant sa mort.
A ses yeux, cette chose qui permettrait aux individus de retrouver leur capacité d’agir et leur puissance de liberté, donc d’être des « acteurs » dignes de ce nom, c’était les valeurs culturelles et éthiques, le combat pour « le droit d’avoir des droits », selon la formule d’Hannah Arendt. Aussi ce grand intellectuel, qui fut aussi un optimiste infatigable, n’avait pas peur de proclamer son attachement aux aspects émancipateurs de l’universalisme occidental. « Les droits sont au-dessus des lois », martelait Touraine, dont l’un des derniers gestes fut de réaffirmer la portée plus que jamais libératrice de cette vieille idée aujourd’hui si malmenée : les droits de l’homme.
Par Jean Birnbaum
Le Monde du 09 juin 2023
Alain Touraine en quelques dates
3 août 1925 Naissance à Hermanville-sur-mer (Calvados)
1965 « La Sociologie de l’action »
1968 « Le Mouvement de mai ou le communisme utopique »
1973 « Vie et mort du Chili populaire »
2006 « Le Monde des femmes »
2013 « La Fin des sociétés »
2016 « Le Nouveau Siècle politique »
9 juin 2023 Mort à Paris
Source : Alain Touraine, grand intellectuel universaliste et engagé, est mort | Le Club (mediapart.fr)