L’organisation sociale : le principe de justice
Nous avons beaucoup insisté sur la responsabilité de l’individu et il est un fait que l’organisation de la société repose sur le degré de conscience des individus qui la composent. Nous l’avons dit, il convient ici de le répéter, il n’est pas un élément du culte musulman, de la prière au pèlerinage à la Mecque, qui ne mette l’accent – et la priorité – sur la dimension communautaire. Pratiquer sa religion, c’est participer au projet social et ainsi, il ne peut y avoir de conscience religieuse sans morale sociale. Rien n’est plus explicite dans l’enseignement islamique. Dire cela, ce n’est pourtant pas encore avoir tout dit ; encore faudra-t-il préciser les modalités de l’action sociale et la place de la référence et de l’autorité.
Dans la conception musulmane de l’être humain, ce qui caractérise l’homme est le fait de pouvoir choisir et, en cela, d’être responsable. Sur le plan moral, la liberté humaine porte en elle le sens d’un certain nombre d’obligations. Toute société, en aval, doit offrir à chacun la possibilité de répondre à l’exigence de ces dernières. Ainsi, il apparaît clairement que les devoirs individuels devant Dieu vont se traduire, sur le plan social, par autant de droits fondamentaux et intangibles. Sans faire une analyse exhaustive de chacun de ces droits nous pouvons ici en relever sept dont le respect est essentiel. Tout manquement à l’un ou l’autre de ces droits exige que des mesures soient prises en vue de réformer la sphère sociale :
1. Le droit à la vie et au minimum vital : nous avons relevé plus haut cinq principes autour desquels gravitent l’ensemble des obligations islamiques et il est clair que la condition première à leur applicabilité est le respect de la vie. Chaque être doit avoir droit, et ce dans n’importe quelle société, au minimum de nourriture pour pouvoir vivre. Il s’agit bien de vivre et non pas seulement de survivre : toutes les sources de l’islam appellent le musulman à vivre comme un musulman pratiquant dans la dignité et le respect de soi et d’autrui. Une organisation sociale qui n’offrirait pas à ses membres ce minimum porte atteinte à leur dignité d’êtres créés ayant à rendre compte de leur personne devant le Créateur. Être par essence responsable, c’est avoir les moyens de la responsabilité que l’on porte : à défaut, c’est rendre « coupables » des innocents.
2. Le droit à la famille : nous en avons dit quelques mots ci-dessus. Précisons que chacun a le droit de jouir d’une vie de famille et que, en ce sens, la société, par l’intermédiaire des responsables politiques, doit offrir à tous la possibilité de vivre en famille dans un environnement sain. Il est impératif pour cela de penser des structures locales adéquates : vivre à huit dans une pièce, ce n’est pas fonder un ménage, c’est aménager une prison, un étouffement… créer de futures déchirures, des lendemains de solitude et de marginalisation.
3. Le droit au logement : l’expression de ce droit dé-coule directement de ce que nous venons de dire. Le logement est la condition première de la vie de famille et l’islam insiste beaucoup sur la sacralité de l’espace privé. Une société doit donner à chacun de ses membres un toit ; c’est une responsabilité qui lui incombe au premier chef. Un homme sans demeure n’est pas un citoyen, c’est un exclu et une victime : tous les discours n’y changeront rien. Déposséder l’homme des conditions de son humanité et lui faire payer son errance est doublement injuste. Être devant Dieu exige d’être en soi, chez soi ; au sens propre comme au sens figuré.
4. Le droit à l’éducation : il faut beaucoup insister sur ce point et, a fortiori, à notre époque. Pouvoir lire et écrire, trouver dans l’instruction les voies de son identité et de sa dignité humaine est essentiel. Être musulman, c’est clairement « savoir » et, d’emblée, presque naturellement, cheminer vers une plus grande connaissance. Le Coran est on ne peut plus explicite sur la question : savoir, c’est s’approcher de la lecture des signes, c’est accéder à une plus grande reconnaissance du Créateur : « […] Les savants sont, parmi Ses adorateurs, ceux qui Le craignent le plus […] » Coran 35/28 C’est ce que le Prophète ( ) n’a cessé de confirmer : « La recherche du savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane. » Il s’agit bien de toutes les sciences et donc, au premier chef, l’impératif de l’éducation et de l’instruction de base ne souffre pas de discussion. Le premier verset du Coran révélé est « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé » et c’est bien là la spécificité de l’homme qui va jusqu’à lui donner la précellence sur les anges dans le récit de la création. Une société qui ne répond pas à ce droit perd le sens de ses priorités ; plus clairement, une société qui produit de l’analphabétisme, de l’illettrisme – absolu ou fonctionnel – bafoue la dignité de ses membres : elle est fonda-mentalement inhumaine.
5. Le droit au travail : l’homme doit pouvoir subvenir à ses besoins. En ce sens, le travail, comme l’instruction, participe des droits inaliénables de l’être social et chacun doit trouver sa place dans la société dans laquelle il vit. Si, pour l’islam, l’homme est par l’action et le travail , il est clair qu’une société qui l’empêche d’être dans le travail ne répond pas au contrat social élémentaire. On connaît les propos du Prophète : « Il vaut mieux à l’un d’entre vous qu’il prenne ses cordes, qu’il aille à la montagne portant un fagot de bois sur son dos et qu’il le vende, plutôt que de mendier auprès des gens qui lui donneront ou lui refuseront l’aumône. » Le travail est une recommandation religieuse qui dé-passe le cadre de la pratique cultuelle ; mais elle apparaît comme un devoir. La lutte contre tout type de chômage doit être une priorité politique. Elle est impérative… elle est religieuse et humanitaire.
6. Le droit à la justice : la justice est le fondement de la vie en société après qu’elle soit, pour l’islam, l’impératif majeur des modalités de l’action : « Certes, Dieu vous commande la justice » lit-on dans le Coran. Ce principe de justice s’applique à tous, riches ou pauvres, présidents ou citoyens, musulmans ou non. Huit versets de la sourate Les femmes ont été révélés pour innocenter un juif et faire porter la responsabilité de son acte à un musulman. Le verset associant le témoignage de la foi à l’expression de la justice rend le propos explicite : « Ô vous les porteurs de la foi ! Pratiquez avec constance la justice en témoignage de fidélité envers Dieu, et même à votre propre détriment ou au détriment de vos père et mère et de vos proches, qu’il s’agisse d’un riche ou d’un pauvre, car Dieu a la priorité sur eux deux. Ne suivez pas les passions au détriment de l’équité ; mais si vous louvoyez ou si vous vous détournez, sachez que Dieu est bien informé de ce que vous faites. » Coran 4/135 L’organisation sociale doit impérativement garantir le respect des droits de chacun et ce, par l’expression d’une double préoccupation : il s’agit, certes, de faire en sorte que le pouvoir judiciaire applique les lois avec équité pour chacun des membres du corps social, mais il importe également que la société tende à répondre à l’ensemble des exigences d’organisation qui sont liées à la concrétisation des droits que nous avons mentionnés précédemment. Penser la justice sociale, c’est déterminer un projet, fixer des priorités, élaborer une dynamique qui, au nom des références fondamentales, orientent l’action sociale, politique et économique. Nous n’aurons aucune peine à considérer que la poursuite de cette démarche de réforme sociale est fondamentale : elle participe des conditions de l’intervention dans la sphère sociale et c’est bien cet enseignement que la Révélation est venue manifester au moyen des étapes de son élaboration qui a duré vingt-trois années. Toute réflexion sur la sharî’a doit prendre racine à la source de cette temporalité sous peine de trahir ce qu’elle dit défendre.
7. Le droit à la solidarité : on ne peut pas appréhender l’univers religieux islamique sans, d’emblée, se retrouver en face d’une conception qui place le devoir de solidarité au cœur de l’expression vivante de la foi. Être devant Dieu, c’est être solidaire. Le troisième pilier de l’islam, l’impôt social purificateur (zakât), se place très exactement au centre de l’axe de la verticalité et de l’horizontalité de la pratique religieuse et sociale : devoir devant Dieu, il répond au droit des être humains. Le Coran est clair quand il est fait référence aux croyants sincères : « Et dans leurs biens, il y avait un droit pour le mendiant et le déshérité (une partie qui leur revenait de droit). » Coran 51/19 L’injonction coranique résonne ici avec force :« Vous n’atteindrez la plénitude de la piété que lorsque vous parviendrez à donner de ce que vous aimez […] » Coran 3/92
La responsabilité de chacun est de participer de façon active à la vie sociale. En cela, l’obligation de verser la zakât n’est qu’un pan d’une conception plus large de la solidarité sociale. L’engagement sur les plans personnel et familial, qui semble aller de soi, doit s’accompagner d’une attention à l’égard des voisins, de la vie de quartier, des préoccupations nationales et internationales. Certes, l’islam a pensé un support institutionnel pour lutter contre la pauvreté (par l’intermédiaire de la zakât), mais il paraît clair que la solution n’est pas d’abord de nature structurelle : c’est une question de conscience et d’éthique. La force de cette conscience de la fraternité et de la solidarité humaines est la source vivante de la lutte contre l’injustice sociale, la pauvreté et la misère. Qui porte la foi porte le devoir de cet engagement ; qui porte la foi sait le droit de le revendiquer.
Les différents droits susmentionnés ne couvrent pas l’ensemble des éléments qui concernent la sphère individuelle et sociale, mais ils donnent une idée suffisamment claire de ce que doivent être les orientations fondatrices d’une société musulmane. À la source et au cœur de la réflexion, on trouve, avec la reconnaissance du Dieu créateur, des finalités qui toutes gravitent autour de la notion de justice. Elle est essentielle, elle est première, et l’ensemble de l’activité humaine, dans les étapes qui sont les siennes, doit maintenir cette détermination. Pour ce faire, il convient d’analyser des situations et non pas d’appliquer des règles dans l’absolu : car le contexte, somme toute, peut faire que la plus légitime ou la plus logique des lois devienne injuste ou caduque et qu’elle trahisse ainsi dans les faits ce qu’elle devait défendre dans l’esprit.
On aurait raison de relever, à la lecture des lignes précédentes, que le tableau ainsi décrit est bien idéal mais que, malheureusement, rien de ce qui concerne les hommes et leurs intentions n’est aussi merveilleux. On aura raison d’ajouter que l’observation, à peine minutieuse, des sociétés musulmanes contemporaines contre-dit de façon quasi systématique chacun des points mis en avant ici. On aura raison, en effet, et il ne peut s’agir pour nous de nier que les orientations générales de l’islam n’ont pas grand chose à voir avec le quotidien des musulmans en cette fin du vingtième siècle. Il ne pourra s’agir non plus de déverser sur l’Occident une cargaison de reproches ou d’insultes en rendant « l’ennemi » coupable de tous nos défauts. Ce serait mentir. Mentir deux fois : en refusant de prendre la mesure de nos responsabilités, d’une part, et en diabolisant dans la caricature et sans nuance un « Occident » dont on ne sait pas très bien ce qu’il recouvre si ce n’est tous les maux de l’univers, et la responsabilité des nôtres surtout.
Penser l’idéal sans nous préoccuper de ce qu’est la réalité qui nous entoure est dangereux, comme est dangereuse cette attitude d’un certain nombre de musulmans qui pensent qu’il suffit de « revenir à l’islam » pour que, d’un coup d’un seul, les choses soient réglées. Au vrai, le danger est double :
– D’une part, il tend à présenter les choses de façon simplificatrice et grossière… on se persuadera que le problème de la pauvreté sera résolu par l’imposition de la zakât, que l’économie sera assainie par l’interdiction de l’intérêt (ribâ) et qu’enfin la société sera unie parce que « les croyants sont frères ». On se contentera alors de quelques discours d’intention et l’on s’en remettra à Dieu pour le reste… Comme si « s’en remettre à Dieu » signifiait un déficit d’intelligence et de compétence dans l’action ; comme si la Révélation coranique avait confondu l’orientation et l’état, le lieu où nous devons nous rendre et le lieu où nous sommes, le fondement actualisé du projet social et l’expression bien intentionnée de sa forme. Il n’en est rien et la « tradition de Dieu » (sunnat Allah) au travers de l’histoire de l’humanité nous montre que les choses sont plus complexes et que la réussite d’un projet humain est garantie, à la lumière de la foi, à qui sait développer les caractéristiques de sa nature humaine. En d’autres termes, s’approcher des recommandations divines, c’est multiplier les qualités de son humanité, ce n’est pas s’en vider pour s’anéantir dans un fatalisme qui mêle la mystique à la passivité. Quelles que soient nos bonnes intentions.
– Le second danger est de nature sensiblement différente mais il est non moins répandu : en effet, on peut lire sous la plume d’un certain nombre de ulémas et d’intellectuels musulmans aujourd’hui des propos qui transforment la profondeur de l’enseignement islamique, dans ses orientations et ses objectifs (maqâsid), en une littérale application de règles appelées islamiques parce qu’elles se réfèrent formellement au Coran et à la Sunna. Sans prendre le temps de considérer le contexte, l’état de la société, les modalités d’application des lois et des règles, on exige une application immédiate de certaines mesures qui, le plus souvent, sont des mesures de contrainte comme si, pour être bon musulman aujourd’hui, il fallait être moins libre. Ce formalisme a des conséquences proprement dramatiques car, à vouloir plaquer un islam de façade sur les problèmes des sociétés contemporaines, on ne remonte pas à la cause des fractures et l’on s’empêche ainsi de trouver des solutions. La situation ne peut donc s’améliorer et à mesure qu’elle ira se détériorant, on interviendra, de façon toujours plus coercitive, pour « appliquer l’islam ». La bonne intention, réelle ou supposée, se traduit en cauchemar au quotidien : rendre une société plus musulmane, équivaudrait à interdire davantage, à censurer en permanence, à réprimer, à emprisonner et à châtier sans relâche… Restera à se demander comment un message qui, aux sources de la permission originelle, a tant fait confiance aux hommes pour le traitement de leurs affaires, qui a tant misé sur leur responsabilité, finit par devenir l’outil d’une suspicion généralisée à laquelle seul sied un régime policier et totalitaire. Le formalisme ici tue l’essence du message qu’il dit défendre : c’est bien cette trahison que l’on retrouve dans les propos des chefs d’État qui, de la Libye à l’Irak ou aux pays du Golfe, nous disent vouloir appliquer la sharî’a islamique et qui se dotent, pour se faire, de l’arsenal des lois les plus répressives contre leur peuple. Généreux présidents, rois ou princes, ils confondent innocemment le projet d’une réforme sociale, qui serait la réelle application de la sharî’a aujourd’hui, avec l’application d’un code pénal dont, au pire, ils ne tireront que plus de pouvoir. « Islamisation » de vitrine qui habille les dictateurs et dont trop de peuples souffrent.