Croissance économique et évolution darwinienne
Ce matin, rentrant de chez le garagiste à qui j’ai confié ma voiture, j’ai été réduit à ma dimension primitive d’homme biologique. J’ai donc sollicité mes compétences naturelles : marcher dans le froid, suer, pour atteindre ma destination. Et comme souvent, l’ego, éprouvé, s’incline et laisse passer une lueur de sagesse. Un tic retentît alors dans mon esprit. Suis-je déjà avec ma voiture, mon ascenseur, mon portable, ma connexion internet une sorte de surhomme, un homme augmenté ? Un h+ comme aiment l’afficher les adeptes de cette philosophie qui croient dur comme fer que l’homme biologique est une espèce révolue qui, le vieux Darwin l’exige, doit laisser place à une espèce combinée, mi-homme, mi-machine : bionique ?
Pourquoi dans mon vieux quartier natal, le garage, la boulangerie, la poste, le marché, les boutiques, … étaient à quelques pas de chez moi ? Qu’y a-t-il de changé ? Pourquoi aujourd’hui, dans ma ville, satellite de la mégapole parisienne, il est simplement impossible sans voiture d’arriver à vivre normalement ? Pourquoi ces grandes surfaces où seuls les gens avec une mobilité « améliorée » peuvent se rendre ? Pourquoi construit-on des gares situées au milieu de nulle part censées pourtant transporter des humains ? Même ces trains souterrains long de centaines de mètres qu’on prend tous les jours, ces escaliers interminables, me semblent des fois surhumains. Notre mobilité y a souvent besoin d’être améliorée par des escalators, ascenseurs et tapis roulants. Comment a-t-on établi que pour utiliser des services destinés à l’homme, ce dernier devra se doter d’accessoires de plus en plus incrustés dans sa vie, son corps ? Est-ce le seul choix dicté par la fatalité ?
Je me rends compte que si ce matin j’avais aussi perdu mon téléphone portable, je me serais senti comme dans un désert. Le réflexe d’aller vers les gens, leur demander le chemin devient une pratique passéiste. Déjà, les riverains me voyaient de travers car je marchais seul, à pieds, sur le bord de la route. De nos jours, on demande son chemin à son Smartphone, lequel ne manque pas d’en toucher un mot à son fabricant sous l’œil attentif du fournisseur du service.
Et si l’évolution, au sens darwinien, était une bonne opportunité pour la croissance économique en manque de tonus ? Pourquoi attendre « mère nature » et son « hasard », piètre artisan, si le progrès peut faire les choses plus vite ? En plus « mère nature » partage ses progrès sans profit, à l’inverse des vendeurs du progrès. La croissance, hantise des investisseurs ivres de grandeur et puissants, ira-t-elle pour se doper jusqu’à changer physiquement les humains ? Le capital a-t-il décidé de « créer » sa propre espèce vivante ? C’est juste une question de pédagogie me semble-t-il. De tout temps, Dieu existe dans la conscience de l’Homme. S’il ne reconnaît pas le Vrai, il adopte des pseudos divinités ou tente lui-même de Le copier.
La question que je me pose ne porte pas sur le progrès lui-même, qui demeure un outil malgré tout, mais sur la volonté qui anime les uns et les autres et les désirs qui les attirent.
Je me remémore le récit prophétique[1] qu’Abdullâh Ibn Mass’ûd rapportait sur celles qui, tatouent ou se tatouent (de façon irréversible), épilent ou s’épilent le visage, ou liment leurs incisives pour paraitre plus belles. Celles qui « changent la création de Dieu ».
Ici, l’objectif n’est pas de sortir avec un avis juridique sur la question, mais de retrouver une trace dans la tradition prophétique, une sorte de mise en garde quant à la tentation de changer la création de Dieu.
Encore une fois, maudire pour une petite « amélioration » et souvent pour de « bonnes raisons », me paraissait excessif. « Misère ! » Me disais-je lorsque, petit, mon grand-père, diplômé de théologie, me récitait ce hadith. « On peut être maudit pour si peu de choses, » m’exhortais-je vigoureusement. D’ailleurs cette dame Ûm-Ya’qûb du clan des Asd venue contester l’enseignement de ce compagnon, qui fut l’un des scripts du Coran, était du même avis. « J’ai appris que tu maudissais telles et telles », lui reprochait-elle. « Ai-je un autre choix que de maudire celui que le Prophète a maudit ? Répond-il. En plus c’est dans le Livre de Dieu » La dame, ayant appris le Coran par cœur, ne tarde pas à répliquer, à juste titre, qu’il n’y a rien de cela dans le Coran. Le compagnon, en deux temps, rappelle le verset qui intime à tout musulman de prendre ce que le Prophète lui offre[2] puis assure que c’est le Prophète qui a prononcé ces paroles. Cependant, pour finir le récit, celui-ci était vraisemblablement méconnu au point que la dame l’interpelle une nouvelle fois sans concession. « Mais, contestait-elle, ton épouse[3] le fait à ce que je crois. » « Allez-y voir, répondit-il. » Elle le fit et n’en trouva rien[4].
Mais lorsque je vois aujourd’hui que les perspectives des nouvelles technologies, dopées par la promesse de marchés juteux et durables, œuvrent moins dans une logique thérapeutique et plus dans une logique transformationniste de l’Homme, je me dis que la mise en garde prophétique avait lieu d’être. Les versets du Coran, sans vouloir sacraliser mon point de vue, sont tout à fait transposables à ces perspectives. « Je leur ordonnerai, projette Satan pour les fils d’Adam, paix sur notre père, son ennemi juré, et ils perceront les oreilles des bestiaux, et je leur ordonnerai et ils changeront la création de Dieu. »[5] Pour augmenter son potentiel jouissif (beauté, intelligence, performance, opportunités…) dans un monde où la jouissance constitue la valeur maîtresse, l’Homme risque d’aller loin dans cette voie qui le défigure.
Jouir ou s’approvisionner, voici la ligne subtile qui distingue ceux qui veulent la vie ici-bas et ceux qui veulent la vie dernière. « Et le jour où nous les réunirons : « Ô vous les Djinns, nombreux sont les vôtres parmi les humains. » Leurs amis parmi les humains dirent : « Ô ! Seigneur, nous jouîmes les uns des autres jusqu’au terme du délai que Tu nous as imparti. » Il dît : « L’Enfer est votre demeure, éternellement, sauf exception faite par ton Seigneur. Certes ton Seigneur est Sage et Omniscient. » »[6] Chacun cherche son bonheur, sur terre et ailleurs, et c’est légitime. Le piège est toujours de perdre la finalité en développant les moyens.
[1] Récit rapporté par al-Bûkhârî et Mûslim selon Abdullâh Ibn Mass’ûd qu’il attribue au Prophète, paix et salut en sa faveur. « Dieu à maudit celles qui tatouent ou se tatouent, épilent le visage, se l’épilent, et celles qui liment leurs incisive pour la beauté. Celles qui changent la création de Dieu. »
عَنْ عَبْدِ اللَّهِ، قَالَ: «لَعَنَ اللَّهُ الوَاشِمَاتِ وَالمُوتَشِمَاتِ، وَالمُتَنَمِّصَاتِ وَالمُتَفَلِّجَاتِ، لِلْحُسْنِ المُغَيِّرَاتِ خَلْقَ اللَّهِ» فَبَلَغَ ذَلِكَ امْرَأَةً مِنْ بَنِي أَسَدٍ يُقَالُ لَهَا أُمُّ يَعْقُوبَ، فَجَاءَتْ فَقَالَتْ: إِنَّهُ بَلَغَنِي عَنْكَ أَنَّكَ لَعَنْتَ كَيْتَ وَكَيْتَ، فَقَالَ: وَمَا لِي أَلْعَنُ مَنْ لَعَنَ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ، وَمَنْ هُوَ فِي كِتَابِ اللَّهِ، فَقَالَتْ: لَقَدْ قَرَأْتُ مَا بَيْنَ اللَّوْحَيْنِ، فَمَا وَجَدْتُ فِيهِ مَا تَقُولُ، قَالَ: لَئِنْ كُنْتِ قَرَأْتِيهِ لَقَدْ وَجَدْتِيهِ، أَمَا قَرَأْتِ: {وَمَا آتَاكُمُ الرَّسُولُ فَخُذُوهُ وَمَا نَهَاكُمْ عَنْهُ فَانْتَهُوا} [الحشر: 7]؟ قَالَتْ: بَلَى، قَالَ: فَإِنَّهُ قَدْ نَهَى عَنْهُ، قَالَتْ: فَإِنِّي أَرَى أَهْلَكَ يَفْعَلُونَهُ، قَالَ: فَاذْهَبِي فَانْظُرِي، فَذَهَبَتْ فَنَظَرَتْ، فَلَمْ تَرَ مِنْ حَاجَتِهَا شَيْئًا، فَقَالَ: لَوْ كَانَتْ كَذَلِكَ مَا جَامَعْتُهَا
[2] Allusion faite au verset 7 de sourate al-Hachr (Le rassemblement).
[3] Ce fut Zaïnab fille d’Abdullâh du clan de Thaqîf زينب بنت عبد الله الثقفية
[4] Abdullâh Ibn Mass’ûd est le seul compagnon qui a rapporté ce récit.
[5] Verset 119 de sourate an-Nissâe (Les femmes).
وَلَأُضِلَّنَّهُمْ وَلَأُمَنِّيَنَّهُمْ وَلَآمُرَنَّهُمْ فَلَيُبَتِّكُنَّ آذَانَ الْأَنْعَامِ وَلَآمُرَنَّهُمْ فَلَيُغَيِّرُنَّ خَلْقَ اللَّهِ ۚ وَمَنْ يَتَّخِذِ الشَّيْطَانَ وَلِيًّا مِنْ دُونِ اللَّهِ فَقَدْ خَسِرَ خُسْرَانًا مُبِينًا
[6] Verset 128 de sourate al-An’âme (Les bestiaux)
وَيَوْمَ يَحْشُرُهُمْ جَمِيعًا يَا مَعْشَرَ الْجِنِّ قَدِ اسْتَكْثَرْتُمْ مِنَ الْإِنْسِ ۖ وَقَالَ أَوْلِيَاؤُهُمْ مِنَ الْإِنْسِ رَبَّنَا اسْتَمْتَعَ بَعْضُنَا بِبَعْضٍ وَبَلَغْنَا أَجَلَنَا الَّذِي أَجَّلْتَ لَنَا ۚ قَالَ النَّارُ مَثْوَاكُمْ خَالِدِينَ فِيهَا إِلَّا مَا شَاءَ اللَّهُ ۗ إِنَّ رَبَّكَ حَكِيمٌ عَلِيمٌ