Révélation et citoyenneté, couloirs de liaison
Ce texte tente de réussir un mariage entre le contexte citoyen et la révélation divine, en cherchant un espace commun qui puisse les unir pour donner naissance à un projet de justice et de fraternité qui s’enracine dans la société en même temps qu’il reçoit les bénédictions divines. Les questions soulevées à la fin du texte essaient de stimuler la réflexion autour d’un tel projet.
Aux origines et ailleurs
Dans une analyse intracommunautaire, la règle est de se référer à la Révélation et à la tradition prophétique. Le modèle du Prophète est cité explicitement comme référence et la morale qui en est tirée sert à bâtir chez le fidèle musulman une vision du monde et de la vie conforme aux préceptes de la Révélation. En totale harmonie, la foi et l’intellect du musulman convergent dans l’enceinte de la mosquée(1), comme pour commémorer la première rencontre au sein de la compagnie du Prophète, paix et salut de Dieu sur lui.
Loin de l’esprit de la mosquée, cette harmonie se trouve empêchée de s’accomplir de la même manière qu’elle s’est accomplie à l’aube de l’islam. Déjà, depuis les premiers temps, une sécularisation partielle de la société musulmane fut entamée en même temps que l’instauration de la première dynastie omeyyade(2). Le Prophète, paix et salut sur lui, évoque cette sécularisation en ces termes : « Le Coran et le pouvoir se sépareront, suivez alors le Coran là où il va. » La Raison ne pouvait plus explorer tous les univers ouverts pour vivre et partager la foi en Dieu, mais exclusivement ceux tolérés par le pouvoir despotique d’ores et déjà installé.
Renouer les liens : un chemin vers la Révélation
Aujourd’hui, dans notre société séculière, la difficulté de réaliser ce mariage entre la foi et l’intellect est d’autant plus ressentie que le champ de participation s’étend en dehors du cadre de la mosquée. Pour le fidèle porteur d’un projet de participation, le défi demeure de pouvoir transcrire ses convictions intimes en un langage citoyen afin de mieux communiquer avec la société. Un long parcours intellectuel semble nécessaire pour mettre la raison en phase avec les aspirations du cœur et les exprimer fidèlement et sans déficit.
Les discours intellectuels qui s’inspirent de la foi musulmane ne pénètrent pas à la profondeur souhaitée par le message prophétique. Les analyses s’arrêtent à la superficie de phénomènes sociaux, économiques ou politiques.
A titre d’exemple, prenons la question liée à l’injustice. Force est de constater que la gravité des événements et le poids du contexte empêchent les analyses proposées d’échapper à l’épisode actuel de l’histoire du monde. Ce qui est à première vue tout à fait réaliste.Le racisme, le néocolonialisme et les discriminations sont retenus par différents acteurs sociaux en France pour désigner les causes de l’injustice qui menace la cohésion sociale. Les solutions proposées consistent à développer des mouvements qui s’opposent aux injustices et oeuvrent à redonner vie et sens à des principes désormais instrumentalisés à des fins politiciennes.
Souvent, les mouvements présentés comme solutions souffrent aussitôt des mêmes maux critiqués chez les autres. L’élitisme, la course au pouvoir et l’opportunisme ne tardent pas à faire leur apparition.
On ne saurait être contre les nobles principes d’égalité et d’équité, bien au contraire. Il s’agit surtout ici de chercher les raisons qui font que dans l’histoire humaine les justes d’avant deviennent des gourous après. Pourquoi trouve-t-on de si beaux principes affichés par tous alors qu’on est loin d’être tous irréprochables ?
Au-delà du contexte, la dimension humaine
Ce genre de questionnement nous projette dans la dimension de l’histoire, en dehors des contraintes imposantes et captivantes du contexte. Or la dimension historique n’est autre que la dimension humaine car les invariantes de l’histoire, telles que l’injustice et la discrimination, sont les phénomènes intrinsèques au caractère humain.
Nous parlions de parcours intellectuel vers la Révélation sur le terrain citoyen pour plus de justice, voici donc le point de rencontre : l’Homme. La Révélation nous en parle et relate les meilleurs modèles tout comme les pires.
Il faut pousser l’analyse jusqu’au niveau « Homme », le niveau de l’âme humaine et des intentions intimes de chacun, sans quoi on ne touche pas le fond des symptômes problématiques de la société. On essaie alors de changer en continuant de porter les germes pathologiques qui se développeront forcément sous d’autres aspects au niveau collectif.
Il semblerait que dans les analyses musulmanes issues du champs citoyen on n’ose pas en arriver jusque-là car cela touche l’ego personnel, très sensible par définition. Or ce pas est essentiel pour permettre d’établir un point de contact citoyen avec la Révélation à partir duquel un bon départ est possible.
L’Homme dans la Révélation
L’analyse « humaine » permet de focaliser directement sur l’Homme, point d’attache de tous les maux et toutes les vertus ; cet être enfoui derrière les clivages, les idéologies, les coalitions, les discours…
Dieu, Exalté soit-Il, évoque l’âme humaine et ses penchants vers la vertu et la perversité. Plusieurs versets du Coran placent l’être humain au centre de tout changement réel. Dieu ne dit-Il pas : « Certes Dieu ne change l’état d’un peuple que s’ils changent ce qu’il y a en eux-mêmes. » On le sait certes, mais par courtoisie ou manque d’intérêt on le suppose acquis, et on discute des principes et des idées sans assurer le socle spirituel, à savoir, l’être. Ce raccourci projette l’élan du changement vers l’espace rationnel et aboutit à des modèles de travail détournés de l’Homme.
L’Homme est ce qu’il y a de plus noble à traiter, à perfectionner. Il doit faire l’objet d’un projet à part. Dieu a réservé pour cette fonction les meilleures de Ses créatures : les Messagers et les Prophètes. Le modèle prophétique du travail collectif est un modèle centré sur l’être humain. Nous sommes ensemble pour promouvoir l’être de chacun et l’élever en degré auprès de Dieu. Une vie digne sur terre en est un moyen nécessaire.
Le changement humain, casser les tabous
Aujourd’hui, poser clairement la question du changement de l’être humain est un sujet tabou. On peut très vite être taxé de prosélytisme, manipulation, sectarisme, lavage de cerveau. Les opérateurs « agréés » disposent, eux, des grands moyens.
Sommes-nous comme nous devons l’être ? Avons-nous subi des changements ? Lesquels ? Par quels moyens ? Et dans quel objectif ? L’individualisme, le consumérisme, la haine… sont-ils une fatalité ou est-ce l’aboutissement d’un processus de changement ?
Peut-on mettre en place un processus qui ramène l’humanité vers la paix, la fraternité ? Peut-on reconstruire une société centrée sur l’Homme ?… La réponse se trouve dans le for intérieur de chacun.
Notes :
(1) La mosquée est le lieu par excellence qui, en islam, symbolise le lien et le rapport de l’Homme à la Révélation. On est censé y trouver des modèles humains qui, à l’instar du Prophète, paix et salut sur lui, et des premiers compagnons, donnent corps et vie au Message de l’islam.
(2) La rupture historique entre le modèle prophétique prolongé par les quatre premiers Califes et le modèle monarchique héréditaire instauré par les Omeyyades est un fait à prendre au sérieux pour marquer les fossés entre le modèle prophétique juste et clément, et le modèle despotique des dynasties qui ont suivi. Il est à prendre aussi au sérieux pour marquer les écarts conceptuels entre la vision prophétique du monde et la vision plutôt impériale des dynasties.