Spiritualité : Un essai de définition (2/2)
Définition de la science
D’un point de vue courant, et nous citons ici la définition donnée par le « Dictionnaire Robert », la science est : « un ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisée par un objet et par une méthode déterminée, et fondées sur des relations objectives vérifiables ». Nidhal Guesoum, dans « Réconcilier l’Islam et la science moderne » (1) définit la science comme suit : « La science est une tentative par les êtres humains de construire des explications objectives à propos du monde qui nous entoure ».
Des deux définitions que nous venons de citer, il ressort que la science implique : un sujet (le chercheur), un objet (l’objet de la recherche), une méthode (inductivisme, falsificationisme, etc.) et une condition : l’objectivité. Nous pourrions résumer en disant que la science cherche à donner une explication objective et vérifiable des phénomènes observables. Cette explication vise la vérité des faits. Toute démarche scientifique tente de produire des résultats tenus pour vrais du point de vue exclusif de la raison.
La science, telle que pratiquée aujourd’hui, est donc impropre à répondre aux trois besoins décrits plus haut auxquels le recours à la spiritualité semble pouvoir, quant à lui, répondre. Certes, le but de la science est la connaissance de ce qui est, mais de ce qui est exclusivement observable et quantifiable. L’éthique, le non-rationnel et le bien-être ne peuvent être des objets de la science (le bien-être corporel dans une certaine mesure (2)) ; il en va, évidemment, de même pour la Réalité ultime telle que les monothéismes la comprennent.
Est-ce à dire que la spiritualité n’a pas le monde observable, le monde physique dans son champ d’application ? Une spiritualité vécue en-dehors des Traditions religieuses historiques pourrait le laisser entendre. Il y aurait alors un « partage des terres », à la science la vérité des faits observables, à la spiritualité et la philosophie, le domaine de l’éthique, du bien-être et du non-rationnel. Mais avant de développer ce point extrêmement important, examinons ce qu’il en est de la philosophie et de son objet. La vérité philosophique s’identifie-t-elle à la vérité spirituelle ? En ce cas la spiritualité ne serait rien d’autre qu’une forme particulière de la philosophie, une philosophie pratique en quelque sorte.
La philosophie et son objet
Le même dictionnaire Robert cité plus haut définit la philosophie, anciennement, comme « Toute connaissance par la raison ». De ce point de vue, la science n’était à l’origine qu’une branche de la philosophie ; elle était « l’étude rationnelle de la nature ». Nous trouvons ensuite la définition suivante, plus moderne : « Ensemble des études, des recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des valeurs humaines, et envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité ».
La connaissance de la réalité, la recherche de la vérité, voire de la Vérité, est donc un des buts de la philosophie et la raison est son instrument. Un court détour par l’histoire de la philosophie nous éclairera sur ces points.
La philosophie est, selon Aristote, la science du « suprême connaissable », elle est la science de l’universel et cherche à découvrir les premiers principes et les premières causes. Nous citons : «… la connaissance de toutes choses appartient nécessairement à celui qui possède la science de l’universel, car il connaît, d’une certaine manière, tous les cas particuliers qui tombent sous l’universel. » Et sur le but de la connaissance : « (…) Connaître et savoir pour connaître et savoir : tel est le caractère de la science du suprême connaissable, car celui qui veut connaître pour connaître choisira de préférence la science parfaite, c’est-à-dire la science du connaissable par excellence. Or, le connaissable par excellence, ce sont les principes et les causes : c’est par eux et à partir d’eux que les autres choses sont connues, (…). La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le Bien de chaque être, et, d’une manière générale, c’est le souverain Bien dans l’ensemble de la nature »(3).
Descartes va, quant à lui, définir la philosophie comme l’étude de la sagesse, par laquelle il entend aussi bien la prudence dans les affaires que la connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir pour bien conduire sa vie, conserver sa santé et créer des arts. A ce stade, on voit se dessiner les bases d’une philosophie pratique orientée vers l’existence individuelle et collective dans laquelle la connaissance des principes n’est plus une fin en soi, mais un fondement. La connaissance nécessaire à la conduite de la vie individuelle, « pour être assurée, doit découler des premiers principes et des premières causes, objets de la métaphysique»(4).
Pour Spinoza, la philosophie vise la recherche de la purification de l’entendement. « Richesse, honneur, plaisir des sens distraient l’esprit du souverain bien. Pour parvenir à lui, la connaissance de la nature est nécessaire, ainsi que celle de la Philosophie morale, de la science de l’Education, de la Médecine et de la Mécanique. Mais par-dessus tout, ajoute Spinoza, le but principal de la recherche du souverain bien réside dans la purification de l’entendement, de sorte qu’il puisse atteindre la vérité sans risque d’erreur »(5).
Nous devrions encore citer Hegel, évoquer les oppositions à la tradition philosophique (A. Comte, F. Engels, F. Nietzsche, etc.) et la philosophie du siècle dernier (E. Husserl, M. Heidegger, etc.), mais nous avons, dès à présent, assez d’éléments pour répondre à notre question : la vérité philosophique s’identifie-t-elle à la vérité spirituelle ? En d’autres termes, l’une et l’autre poursuivent-elles les mêmes buts et, surtout, se rejoignent-elles sur la méthode et les outils ? Quant au but, selon la conception que l’on aura de la spiritualité (religieuse, théiste, laïque, etc.), il sera toujours possible d’identifier l’une à l’autre. Le « souverain Bien », par exemple, pouvant être identifié à la divinité. L’orientation pratique que donne Descartes à la philosophie pourra répondre aux trois besoins cités plus haut. Une spiritualité laïque pourra, d’ailleurs, très aisément se retrouver dans cette affirmation de Descartes concernant le « souverain bien » : « Or, ce souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n’est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c’est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l’étude ».
Ce n’est donc pas sur le plan des buts que la philosophie et la spiritualité se distinguent. Elles semblent en effet poursuivre, l’une et l’autre, la connaissance de ce qui est vraiment réel (6). A ce stade donc, il semble difficile de distinguer philosophie et spiritualité.
C’est qu’il manque un élément important. Nous voulons parler des voies choisies par l’une et l’autre pour accéder à la connaissance de la réalité, dans ses aspects intermédiaires et/ou ultimes, ou bien encore, contingents et/ou nécessaires. C’est sur la question des voies que la philosophie et la spiritualité se séparent. Ce qui les différencie est affaire de méthode.
L’expérience traditionnelle de la spiritualité, comme l’expérience contemporaine, montre que celle-ci comprend presque toujours des aspects pratiques qui engagent la personne tant sur les plans corporels, mentaux, psychologiques que « spirituels » (nous entendons ici ce qui relève de l’esprit, selon le sens que le mot âme revêt communément en Occident).
La spécificité de la spiritualité est donc d’impliquer la personne dans sa globalité avec pour but immédiat une transformation, une amélioration, une évolution de la personne vers un « bien », et avec pour but ultime la connaissance de la réalité, de ce qui est vrai (que ce dernier but soit conscient ou non importe peu ici). Cette amélioration, cette transformation vers le bien « pour soi », étant perçue ici comme la condition sine qua non de l’accès à la connaissance. La voie que propose la spiritualité pour accéder à la connaissance passe par la connaissance de soi, suivant une méthode pratique (7). Là où la philosophie va chercher à accéder à la connaissance par « les lumières de la raison », en délaissant (généralement) la question de l’éducation intérieure comme condition nécessaire à la connaissance, la spiritualité va prioritairement faire porter l’accent sur le cœur et sa purification (c’est à ce niveau qu’intervient la question de la méthode), donc sur la connaissance préalable de soi.
Cette connaissance préalable n’est pas le fruit des lumières de la raison, elle est le fruit d’un cheminement, d’un engagement global, progressif de la personne, par le biais, notamment, d’exercices pratiques, de rituels, de formalisations du quotidien, mais aussi par le biais d’un examen personnel, renouvelé de manière constante.
Nous pouvons donc affiner notre définition de la spiritualité et proposer de la définir comme la recherche de la connaissance de ce qui est, par la connaissance de soi. Pour reprendre une notion évoquée plus haut, la spiritualité vise la mise en conformité de l’homme avec lui-même afin qu’il soit en conformité/harmonie avec le monde/cosmos et, par là-même, qu’il atteigne la connaissance (8) du sens ultime de ce qu’il est au regard de ce qu’est ultimement la Réalité.
Exigence d’amour
Il nous reste à envisager un point capital et qui a trait à la question de la méthode. Nous avions dit plus haut que, partant des trois besoins d’éthique, de non-rationnel et de bien- être, qui motivent « le retour du spirituel » aujourd’hui, il était possible d’identifier un premier dénominateur commun à toutes les approches spirituelles. Il s’agissait, nous venons de le voir, de l’exigence de vérité. Un second dénominateur commun peut être déduit de ces trois besoins et identifié à travers toutes les approches spirituelles. Il s’agit de l’exigence d’amour. Certes d’une voie à l’autre, l’accent porté sur cet aspect de la spiritualité sera plus ou moins marqué, les termes ne seront pas toujours les mêmes, mais néanmoins, que l’on parle de fraternité, de compassion, de miséricorde, d’altruisme, de solidarité, il s’agit bien toujours, en dernière analyse, d’amour.
La spiritualité répond donc à une double exigence : exigence de vérité et exigence d’amour. L’un et l’autre étant, comme nous le verrons ultérieurement, indissociables.
Cet aspect central de toute spiritualité qu’est l’amour est ce qui distingue la spiritualité de la psychologie, entendu comme procédé de connaissance de soi. Nul besoin d’amour au cours d’une cure analytique ou lors d’un processus thérapeutique. Le spécialiste ne doit pas « aimer » son patient (bien au contraire, il le ferait qu’il serait en échec) et il n’est pas demandé au patient d’aimer son thérapeute (il faut seulement, dans le cadre d’une analyse, que le transfert se fasse – ce qui peut amener des formes spécifiques d’amour liées aux névroses du patient, à son histoire personnelle). L’amour, par contre, sous ses formes non névrotiques, telle que la compassion, l’altruisme, la solidarité, le sens du pardon, etc. semble indissociablement lié au cheminement spirituel.
C’est d’ailleurs là que va passer la ligne de démarcation entre des spiritualités authentiques et des spiritualités illusoires, voire nocives – nous faisons ici allusion aux sectes. Les spiritualités illusoires, contre lesquelles il faut mettre fortement en garde, si elles semblent apparemment, elles aussi, se placer sur le terrain de la recherche de la connaissance du vrai, se caractérisent par un déficit criant en amour. La manipulation, la domination, l’assujettissement, l’exploitation, sous des formes plus ou moins manifestes, ou progressivement manifestes, sont leurs fonds de commerce. Or là où ces pratiques dominent, il faut être certain que ce n’est pas la connaissance de la Réalité ultime, elle seule nécessaire à tout le manifesté, qui est visé mais son déni, au profit de l’affirmation exclusive d’une réalité contingente, ô combien fragmentaire, totalement illusoire, tenue pour la seule réelle (bien souvent cette réalité est l’égo du manipulateur, du pseudo maître ou faux gourou). Il n’y a pas de connaissance du Réel sans amour. En effet, sans sentiment d’être aimé, sans amour pour la réalité sous tous ces aspects (compassion, miséricorde) et sans amour (désir, soif) pour la Réalité ultime, toute prétention à la connaissance est vaine (9). Seul l’amour permet, sur un mode non absolu, certes, mais néanmoins effectif, un oubli de la distinction sujet connaissant et objet de la connaissance. L’amour donne accès à un mode de connaissance non-dualiste, qui est proprement le sens de l’adoration dans les traditions monothéistes. Dieu dit dans le Coran : « Je n’ai créé les Djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent » et selon l’exégèse de l’oncle du Prophète, paix et salut sur lui, « adorer » dans ce verset, signifie « connaître ».
Désirer Ce qui est
Arrivés à ce point de notre exposé, nous pouvons proposer de définir la spiritualité comme l’alliance d’un désir et d’une méthode ; le désir de Ce qui est, et la méthode pour y parvenir, cette méthode étant la connaissance de soi. De manière succincte, la spiritualité pourrait être définie comme le fait de désirer connaître ce qui est (10), par la connaissance de soi (11).
Nous sommes donc parvenus au terme de notre propos.
Constatant l’émergence grandissante de pratiques spirituelles de natures diverses, nous voulions proposer une clarification du contenu de la spiritualité. Nous cherchions une définition ouverte, autour de laquelle les différentes approches spirituelles contemporaines pourraient se retrouver. Grâce à Dieu, nous y sommes, semble-t-il, parvenus. Définir la spiritualité comme le fait de désirer connaître Ce qui est par la connaissance de soi c’est intégrer la double exigence de vérité et d’amour dont nous avons dit plus haut l’importance cardinale dans le cheminement spirituel, c’est prendre en compte la question de la méthode, puisque la connaissance de soi est posée comme pré-requis de la connaissance de Ce qui est et qu’il n’est de connaissance de soi sans expérience consciente, réflexive et pratique de soi-même, c’est mettre l’homme, son origine et sa fin, au centre de toute démarche spirituelle et le relier à Ce qui est, à ce qui est véritablement, au Réel, c’est faire de la conformité à soi-même (véracité), en tant qu’individu particulier et en tant qu’être humain, une condition de la conformité (harmonie) avec l’environnement, le cosmos et, pour les traditions monothéistes, avec Dieu – la spiritualité n’étant rien d’autre, en finalité, que le désir d’être en accord avec Ce qui est, ou dit encore plus succinctement : le désir de Ce qui est.
1 – N.GUESOUM, Réconcilier l’Islam et la science moderne, l’esprit d’Averroès, Villeneuve-d’Asq, Presse de la Renaissance, 2008.
2 – Certaines médecines dites alternatives ne sont pas considérées par la science comme valides.
3 – ARISTOTE, Métaphysique, Livre I, Paris, Vrin, 1933, tome 1, trad. Tricot, pp. 6-7, 8-9.
4 – C. de RABAUDY, B.ROLLAND, La connaissance et l’action, Paris, Hatier, p.15.
5 – C. de RABAUDY, B.ROLLAND, La connaissance et l’action, Paris, Hatier, P.16.
6 – Précisons que nous nous situons ici au niveau des intentions, et non au niveau de la conformité de la définition de la réalité (ce qui est vraiment le réel) propre à chaque vision du monde, avec la réalité telle qu’elle est « en réalité ». Chaque approche spirituelle a, en effet, une vision de la réalité et c’est la connaissance de cette réalité, telle qu’elle la définit, qui est l’objet de sa démarche. Mais indépendamment de ces divergences quant à la définition de la réalité, toutes les spiritualités authentiques sont mues par ce même souci de connaissance et de vérité. Ce point est d’une grande importance.
7 – Cette définition reste proche de la conception commune de la philosophie. Cela est du au fait qu’originellement c’est en se séparant de la spiritualité, ou selon la terminologie guénonienne de la « Tradition », que la philosophie est devenue ce qu’elle est,. Nous aurons à revenir sur ce point.
8 – Cette connaissance est une « réalisation », un « accomplissement intérieur» et non une « saisie » par la seule raison, ce qu’est devenue la philosophie, surtout après Déscartes.
9 – Cette affirmation présuppose une conception de la connaissance. Nous aborderons ce point important plus tard, si Dieu nous le permet.
10 – On aura à l’esprit le célèbre propos saint où Dieu s’adresse à la première personne : « J’étais un Trésor caché, j’ai désiré être connu, j’ai créé la création… ». Ce qui autorise une définition de la spiritualité, selon une perspective musulmane, qui serait : la spiritualité c’est la science de ce que tu es, que Dieu te donne en réponse au désir qu’Il a d’être connu de toi par le désir qu’Il te donne de Le connaître.
11 – Ici, on se rappellera le propos du Prophète (saws) : « Qui se connaît, connaît alors son Seigneur ».