Internet, un bien ou un mal ?
De nombreux débats ont lieu autour des bienfaits ou des méfaits d’internet. Souvent cette question est liée à celle de l’éducation des enfants. En tant que moyen de communication, nous pourrions lui appliquer la sentence bien connue attribuée à Esope : « La langue est la meilleure et la pire des choses ». Nous voudrions, dans le cadre de cet article, tenter d’apporter un éclairage à cette question cruciale.
Quel est l’ancrage d’internet ?
Lorsqu’on traite de la question des impacts et de la portée d’internet, il importe de définir à quel niveau on se situe : fonctionnel, formel, du contenu, sociologique, politique, psychologique, etc. Si on se situe à chacun de ces niveaux, Internet présente à la fois des avantages et des inconvénients. A un niveau fonctionnel, par exemple, Internet comporte, indubitablement, des avantages. Mais si on se situe à un niveau plus profond, il est légitime d’être inquiet ; et d’autant plus si on regarde cette innovation technique depuis un point de vue historique plus large : celui de l’évolution de la modernité. Le succès d’internet s’explique pour plusieurs raisons. Je propose d’en identifier une, concernant plus précisément la société occidentale et néolibérale moderne.
Il apparaît, de manière de plus en plus manifeste, au vu de l’usage qui est fait aujourd’hui d’internet, que ce dernier s’est engouffré dans une faille existentielle. Nous proposons de lier cette faille à la fragilisation du lien individuel d’attachement affectif dans les sociétés post-industrielles qui réclament des individus un engagement quasi-total. Cet engagement, ce sacrifice des individus sur l’autel du profit, a en effet conduit, notamment les femmes, à renoncer à leur mission d’amour et d’éducation envers leurs enfants, dès le plus bas âge, et ce par l’abandon précoce, voire complet, de l’allaitement, le recours quasi systématique aux crèches, l’excès de stress lié à la multiplication des injonctions (être une bonne mère, être une femme libérée, etc).
Cette situation initiée il y a une soixantaine d’années, et rendue possible par une contestation de la religion et un rejet préalables de Dieu , a produit globalement une génération d’enfants – les femmes et les hommes actuels -, et produit toujours des enfants, qui n’ont pas pu, ou ne peuvent, se développer affectivement de manière adéquate et dont le lien d’attachement à l’autre a donc été – et est – fragilisé, voire disloqué. Or ce que propose l’internet, c’est précisément du lien, une illusion de lien, un substitut. Et c’est un substitut sécurisant, malgré (ou grâce à) ses conséquences négatives (chronophage, compulsionnel…).
L’internet est sécurisant car il permet de contrôler/maitriser le lien, il permet une modélisation individuelle et interchangeable du lien, il permet de faire le « choix » (consumériste) des liens que l’on veut, il réifie le lien et permet de « jouer » avec le lien – donc l’apprivoiser, le mettre à distance, s’en protéger. Tout ceci tend à rassurer une génération qui est en difficulté profonde par rapport au lien d’attachement à l’autre. Or l’enjeu derrière ce drame humain est d’une importance absolue. En effet, quand l’Homme fragilise son lien à l’autre, il fragilise son lien à Dieu, et s’ouvre alors sous ses pas « le gouffre de l’infrahumain et de la bestialité » (1)
Revivifier le lien
C’est là où l’on voit, dans l’éducation spirituelle, au sens prophétique, toute l’importance de la Bonne Compagnie au sein du groupe (sohba et Jamaa), qui assure à la fois le lien spirituel avec Dieu et celui avec nos contemporains (aspect social). Nombre de notions et de valeurs dans le modèle prophétique, sont, en effet, des activateurs du lien avec l’autre et Dieu (la présence à Dieu, l’invocation en faveur des croyants, etc). Ce sont des antidotes à cette entreprise de dissolution des liens entre les hommes, dont la finalité est la dissolution qui, fort heureusement, ne pourra jamais être complètement réalisée , du lien avec Dieu, au profit d’un lien fictif, autocentré, narcissique. Narcisse, nous dit la mythologie, est celui qui se contemple dans son reflet. L’internet donne, en effet, l’illusion d’être en relation, de produire du lien, alors qu’il ne fait que renvoyer à l’utilisateur sa propre image.
L’internet est donc, insidieusement, sous ses dehors pratiques et fonctionnels (ce qui constitue sa légitimation), une entreprise de dissolution. De ce point de vue, l’internet, dans ce contexte d’acculturation et d’aliénation néolibérale, n’est pas « réformable » ; il n’est que modulable.
C’est la raison pour laquelle, puisque l’internet est devenu, qu’on le veuille ou non, incontournable, seule l’éducation, et principalement l’amour, combinés à des aménagements techniques adéquats (nous pouvons être innovants mais rien ne pourra nous dédouaner de l’éducation au sens général) peuvent se poser en garde-fou et maintenir, en l’Homme, son lien le plus essentiel qui est son lien à Dieu.
(1) Sens exprimé par le Pr Abdessalam Yassine dans son ouvrage Islamiser la modernité, paragraphe « le postulat bestial ».