Si vieillir m’était conté…
L’espérance de vie de nos sociétés riches nous permet de penser que nous pourrons vivre vieux. Pour tous ceux et toutes celles à qui Dieu prête vie jusqu’à la vieillesse, vient un moment où la question du sens à donner à cette nouvelle période de l’existence se pose. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que nous vivons dans des sociétés où la jeunesse est survalorisée, où la performance, l’efficacité sont des critères d’appréciation généralisés. N’avons-nous donc pour horizon de vie que cette dépréciation, cette mise à l’écart que les maisons de retraite et les homes pour personnes âgées peinent à cacher ?
Vieillir c’est continuer à grandir, autrement…
Dans les sociétés traditionnelles, qui accordent la prééminence aux connaissances spirituelles et à la sagesse, la vieillesse est perçue comme une nouvelle page dans l’histoire d’un être humain. Une page essentielle dont toute la société profite car elle revivifie dans le corps de cette société, comme dans son âme, des principes de vie et de connaissances essentiels, tant pour l’individu que pour le groupe. Ce qui veut dire que devenu « improductif », ou moins productif, du point de vue de l’acquisition des ressources nécessaires à la vie du groupe, la vieille personne se voit attribuer une nouvelle fonction. Cette fonction, caractérisée par le « retrait » intérieur progressif des « affaires de ce monde » est, à proprement parler, une fonction spirituelle, voir initiatique. Le Messager de Dieu, paix et salut sur lui, appelait la période entre soixante et soixante-dix ans le « territoire de la mort » et disait : « La moisson de ma nation se fait entre soixante et soixante-dix ans. » ; ces deux propos montrent bien le double aspect de la vieillesse, en tant que fin : tournée vers la mort, et en tant que récolte pour cette vie et la Vie dernière : tournée vers la vie.
A l’approche de la mort, l’être humain acquiert en effet une vision des choses et une relation à ces mêmes choses plus distancée. Moins engagé dans le « feu de l’action », il sait donner aux choses leur juste place, leur juste poids. Ceci vaut, bien-sûr, dans le cadre de sociétés ou de cultures qui ne sont pas coupées du divin, et voient au-delà de la mort, la Vie qui lui succède. Cette question de la connaissance d’un « monde », et de l’existence qui lui correspond, après la vie d’ici-bas est, en effet, déterminante dans notre relation à la vieillesse. Considérée dans cette perspective, la vie d’ici-bas est, en effet, comme une nuit, dont la vieillesse serait le dernier tiers, précédant le lever du Jour. Ce dernier tiers a des propriétés particulières, qui si les conditions sont réunies, donnent accès à des sagesses, une tranquillité du cœur, une connaissance intérieure, plus difficiles à acquérir aux autres âges de la vie. En se coupant de Dieu et de la Vie dernière, on se prive, du même coup, de cette connaissance. Et ce n’est pas la valorisation marchande de la vieillesse (activités de loisirs pour le troisième âge, etc.) qui résout cette angoisse diffuse de la mort qui serre la poitrine dans les moments de solitude, ou qui apporte des réponses satisfaisantes aux questions qui ne cessent de surgir alors : ai-je bien vécu ? A quoi ma vie a-t-elle servi ? Que va-t-il rester de moi après la mort ? Si je suis venu du néant pour retourner au néant, pourquoi cette vie ?
Dis-moi comment tu considères la mort et ce qui lui succède, je te dirai comment tu vis
Dans les sociétés modernes, caractérisées par l’engagement dans les affaires économiques et sociales de ce monde : travail, consommation, acquisition de richesses, plaisirs des sens…, la vieillesse ne peut plus être perçue que comme une charge, une période de vie inutile et vaine.
Certes, la retraite est un acquis social, mais pour beaucoup de personnes âgées, elle n’est qu’un précipice existentiel, un abîme s’ouvrant sur un non-sens. Dans des sociétés orientées vers l’action, dont la contemplation, la méditation sont évacuées, il n’y a de place que pour les âges productifs, et parmi ces âges seules les personnes valides sont valorisées. La maladie, l’infirmité, les indispositions passagères (grossesses…) n’ont pas leur place. Chacun est sommé de répondre à l’impératif, devenu moral, de production, et celui, devenu central, de consommation. C’est d’ailleurs la consommation, elle seule, qui donne encore sens, pour la société moderne, aux âges et aux situations improductifs. Les enfants en bas âge, les jeunes, les vieux, sont en effet des consommateurs ; c’est ce qui les « sauvent » du no man’s land dans lequel ils seraient plongés sans cela.
Les « vieux », comme les enfants en bas âge et les adolescents (une classe d’âge très rentable pour le système économique…) sont des débouchés, et donc « donnent » du travail. Une telle réduction de l’être humain et de cet âge si précieux qu’est la vieillesse, à sa seule fonction de consommateur, entièrement tourné vers des préoccupations matérielles, est le reflet fidèle de cette vision de l’existence niant qu’il y ait quoique ce soit après la mort. Le refus d’une vie après ce passage qu’est le trépas enferme la personne dans le monde clos de cette vie-ci, de ses artéfacts et de ses séductions, le privant de tout accès à des vérités de nature supérieure. Dieu dit, dans la sourate 35 au verset 37 : « Ne vous avons-Nous pas accordé une vie assez longue pour que celui qui est capable de réfléchir réfléchisse ? Et l’avertisseur vous est venu. » Selon certaines exégèses, l’avertisseur est, ici, le blanchissement des cheveux, signe de la vieillesse et des caractéristiques qui l’accompagnent : réorientation vers Dieu, gravité, humilité, pondération.
Redonner sens à la vieillesse par la compassion, l’accompagnement
Le respect dû à une personne âgée est donc essentiel ; pour elle, bien sûr, mais aussi pour nous-mêmes qui sommes encore jeunes ou dans la force de l’âge. Le Prophète, paix et salut sur lui, a dit : « Cela fait partie du respect vis-à-vis de Dieu que de respecter un musulman dont les cheveux sont blancs, un mémorisateur du Coran (…) ». Le Prophète, paix et salut sur lui, a placé le musulman devenu âgé au même rang que le lecteur qui a mémorisé tout le Coran. La personne âgée est, en effet, porteuse d’une mémoire au prix inestimable. Cette mémoire si elle est valorisée donnera des fruits qui bénéficieront à tout l’entourage. Un proverbe africain dit : « Lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».
Si nous ne prenons pas le temps de recueillir l’héritage de vie de nos anciens, nous perdons donc des trésors de sagesses, de conseils, qui aident à vivre le présent. La vieillesse est un âge difficile, un âge qui se caractérise notamment par la perte, la diminution, la faiblesse, la maladie. Néanmoins, chacune de ces difficultés peuvent être l’occasion d’un accroissement en termes de connaissances, de bénédictions, de repentir. La faiblesse est, en effet, un rappel de notre insuffisance ontologique, de notre incomplétude. Or, il sera plus aisé de vivre cette nouvelle page de l’existence si l’entourage est aimant, s’il donne sens à la vieillesse, s’il valorise la personne dans son chemin de vie, s’il s’intéresse à ce que fut son existence.
Nous avons besoin de nos anciens et nous devons le leur faire sentir. Nous devons les aimer et leur faire comprendre qu’ils ne sont pas devenus inutiles, ou juste des numéros dans une « niche commerciale ». « C’est Dieu Qui vous a créés faibles, puis après la faiblesse Il vous donne la force ; puis après la force Il vous réduit à la faiblesse et à la vieillesse. Il crée ce qu’Il veut et c’est Lui l’Omniscient, l’Omnipotent » (Sourate Les romains, verset 54).
Maa chaa ALLAH!
Quelle pertinence ! Merci pour cette leçon de la vie.