L’Endormeur : Réveil d’une conscience

La grande métropole voisine était épargnée de cet assaut qu’il y eut contre ceux qu’ils appelaient « les mécréants ». Les petites villes autour, elles, n’eurent pas cette chance et du jour au lendemain, elles virent tout leur train de vie basculer. Ils s’attaquèrent aux petites villes, sûrement faciles à gérer pour eux et ils y entrèrent en fanfare.

Au début, les habitants étaient pris de peur, mais petit à petit, tout le monde s’était habitué.

Les familles étaient réunies dans chaque rue, après les avoir sorties de leur maison. Ils les mettaient en file, ne demandaient même pas qui était qui. Tous avaient droit au même traitement. Tous les pseudo soldats avaient fière allure, imbus de leur personne et sûrs de la cause pour laquelle ils étaient en train de martyriser toute une population. Tous étaient convaincus que leur cause était légitime. Tous pensaient que la compréhension des textes des corpus fondateurs était chose facile et abordable. Pourtant, ils ne maîtrisaient aucune langue et parlaient chacun une langue différente. Les soldats ne pouvaient pas communiquer entre eux ou se comprendre pour les choses les plus basiques. Comment pouvaient-ils saisir le sens profond du message divin ? Tuer et martyriser des gens, en quoi cela était-il un appel au divin ? Un appel à l’amour qui est l’essence même du divin ? Amour et combat, comment pouvaient-ils même s’assembler dans une même phrase ?

Lui faisait partie de cette armée, comme ils aimaient à se le rappeler, combattant pour quoi ? Personne ne le savait au fond… Il marchait parmi les siens, son fusil en bandoulière et son regard vide. La ville brûlait sous leurs pas. Avec les siens, ils n’étaient ni soldats ni érudits. Juste de simples hommes, animés par l’une ou l’autre envie pressante, purement triviale, de réussir quelque chose à tout prix. Ce qui marquait dans leurs comportements, c’est qu’ils étaient eux-mêmes perdus, dépassés par ce qu’ils avaient provoqué. Perdus dans une spirale de violence dictée par des commandements qu’ils n’arrivaient même pas à décrypter. L’arabe… Oui, c’était à cause de cette langue. Personne ne comprenait l’arabe. Pourtant, ils appliquaient les commandements qu’ils recevaient tant bien que mal. Bien sûr, comme toute armée qui se respecte, ils avaient un traducteur. Quand bien même la traduction fut transmise, ils ne comprenaient pas. Leur mission : convertir par la force et imposer la foi. Quelle foi ? Ils n’en savaient rien. Et Est-ce qu’une foi s’impose ?

Un jour, au détour d’un raid, les soldats capturèrent une femme et sa famille. Elle s’appelait Leïla et fut prise dans un guet-apens alors qu’elle essayait de démarrer sa voiture et s’enfuir de la ville. Sa maison fut par la suite saccagée et sa grande famille dispersée. Pourtant, dans ses yeux, il n’y avait ni peur ni haine. Une étrange détermination l’animait, dans tout ce chaos.

On amena Leïla devant lui, lui qui était si imbu de lui-même et qui prétendait tout savoir sur la religion. Il avait toujours un mot qu’il répétait sans cesse quand il parlait, un genre de tic de langage qu’il mettait à la fin de ses phrases, une façon de combler le vide qui enveloppait son esprit. Comme ces gens qui, à la fin d’une phrase, intercalent « tu vois », comme pour interpeller l’interlocuteur et le forcer à suivre le flot des mots, ou comme celui qui met « quoi » à la fin de chaque phrase comme s’il ne croyait pas lui-même à ce qu’il disait et cherchait inconsciemment une approbation de son auditoire. Lui, il se rassurait en utilisant l’un des attributs divins, « Al-Moun’ime ». Mais comme il n’arrivait pas à prononcer la lettre gutturale « 3ain » située au milieu de cet attribut, il transformait, sans s’en rendre compte, le sens du mot. Ça donnait alors le mot « Al-Mounime » à la fin de chacune de ses phrases.

Assis sur sa chaise de fortune, son fusil toujours en bandoulière, tête baissée, fixant le sol ou ses pieds, il demanda à Leïla : « Où pensais-tu aller ? La Terre de Dieu, Al-Mounime, est grande certes, mais nous contrôlons celle-ci avec l’aide de Dieu Al-Mounime… ».

Au lieu de répondre à sa question, Leïla posa une question à son tour : « Tu as répété deux fois ce que tu penses être un attribut divin, n’est-ce pas ? 

– Que dis-tu, femme, ne connais-tu pas les attributs de Dieu Al-Mounime ?

Je pense que c’est bien toi qui ne les connais pas…

– Comment oses-tu ?

– Tu penses être plus croyant que moi, alors que tu ne comprends même pas ce que tu dis…

–  Femme, pour qui te prends-tu ? Tu n’es qu’un être diminué au cerveau bien altéré, que sais-tu toi de la religion !

– Détrompe-toi, j’en connais bien plus que toi, visiblement… Sais-tu ce que signifie l’attribut de Dieu « Al-Moun’ime » ?

– Bien sûr…

– Quelle est-elle ? »

Déconcerté par tant d’aplomb et d’assurance, il ne sut quoi répondre. D’ailleurs, il ne comprenait même pas pourquoi il discutait et écoutait cette femme qui se tenait face à lui sans la moindre crainte. D’où pouvait venir son aplomb, pour se dresser aussi droite face à lui, alors qu’il avait une arme qu’il pouvait utiliser contre elle à tout moment ?

Son assurance le perturba, le sortit de ce qu’il savait faire : appliquer les ordres et surtout ne jamais poser de questions ou se poser des questions.

Reprenant la parole, après avoir constaté le désarroi dans lequel elle l’avait mis, Leïla reprit : « C’est bien ce que je pensais… Tu ne comprends pas la langue arabe. Et c’est pour cela que tu ne mesures pas le poids des mots. Le sens t’échappe, se dérobe sous ta langue, alors que tu voudrais comprendre. Ton cœur est sûrement bon, si ma question t’a tant perturbé, ça veut dire qu’il y a encore une graine de bien qui te pousse à chercher les réponses. Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi es-tu avec ces gens ? Comprends-tu la finalité de ce que tu fais ? Tout ce malheur que vous semez sur votre chemin, tu penses que c’est le message de Dieu ? Penses-tu que Dieu nous a créés pour se faire du mal ? Faire du mal aux autres ? Si le Prophète Mouhammad avait fait comme vous, l’islam ne serait jamais parvenu jusqu’à nous. Il a toujours été clément et doux avec tous, même ceux qui ne croyaient pas en lui. N’est-ce pas notre modèle ? Pourquoi son message n’est plus compris comme il a été révélé ? Pourquoi comprendre le sens est devenu péché à notre époque où tout le monde cherche une réponse hâtive, rapide qui satisfait l’impulsion du moment ? Pourquoi personne ne veut tendre l’oreille et écouter… ?

– Tais-toi, tu n’en sais rien. Tu ne sais pas, tu ne sais rien…

– J’en sais assez pour pouvoir te dire que jamais le sens que tu as compris d’être croyant est celui de l’islam. La preuve… Tu penses utiliser l’attribut de Dieu qui est censé signifier « Celui qui donne. Le Bienfaiteur. Celui qui donne sans attendre en retour » alors que tu ne prononces pas toute une lettre qui en arabe a toute son importance puisque sans elle ton mot signifie « l’Endormeur ». Tu te prétends croyant et tu attribues à Dieu un nom qui l’insulte et qui n’est pas le sien. Tu obéis à un dieu que tu as qualifié d’Endormeur… »

Cette déclaration eut l’effet d’une bombe sur lui. Il fut pétrifié. Il fronça les sourcils. Il resta silencieux. Il ne savait plus quoi dire. Il ne maîtrisait pas les mots comme elle. Leïla avait l’air tellement sûre d’elle et de ce qu’elle disait. Jamais, il ne s’était posé de questions. Il la regarda. Perplexe. Perdu.

L’Endormeur. Il était peut-être entrain de s’éveiller. L’Endormeur, celui qui plonge dans l’oubli, qui ne questionne rien, qui fait accepter aveuglément. Leïla poursuivit : « Tu obéis à un dieu endormeur, pas à Dieu le Bienfaiteur, celui qui donna à chaque chose sa valeur et à l’humain son honneur et sa dignité. Toi et tes compagnons d’infortune êtes plongés dans un sommeil profond qui vous a conduits dans une torpeur sans nom, dans une violence contre vous-mêmes avant tout. Oui, quelle violence que celle qui est faite contre soi, quand on laisse somnoler son esprit jusqu’à l’engourdir, l’endurcir par tant de manque de lecture et de réflexion. Apprendre est le premier droit humain qui appartient à tous et que nul ne peut ôter à un autre. Le Prophète Muhammad a incité à la connaissance, et ce, du berceau jusqu’à la tombe. Alors n’est-ce pas injuste envers soi d’abord que de se laisser berner par des paroles fausses ? Vous êtes bercés par des paroles que vous ne comprenez pas. Commencez alors par être justes envers vous-mêmes avant de prétendre vouloir « guider » les autres. »

Un frisson parcourut son échine. Il observa ses compagnons, ces hommes qui, comme lui, s’étaient laissés porter par la tempête de la violence sans jamais chercher à savoir pourquoi. Il vit leur ignorance, leur aveuglement. Et il se demanda s’ils n’étaient pas les véritables captifs de cette guerre.

Cette nuit-là, il ne trouva pas le sommeil. Les paroles de Leïla tournaient en boucle dans son esprit. Quand l’aube se leva, il prit une décision. Il libéra Leïla et ceux qu’ils avaient capturés, et lorsque ses compagnons tentèrent de l’arrêter, il leur demanda : « Savez-vous seulement ce que nous faisons ? Pour qui nous nous battons ? Pourquoi nous imposons une parole que nous ne comprenons même pas ? »

Le silence fut leur seule réponse.

Il abandonna son arme et s’en alla, décidé à chercher des réponses plutôt que d’imposer des dogmes.

Il avait peut-être compris que la vraie foi ne se force pas, mais elle se saisit et se vit.

Article gagnant du concours d’écriture, à l’occasion des 20 ans de psm-enligne.org, autour du thème : Justice et droits humains.

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