Le calendrier lunaire, de quoi s’agit-il ?
Jadis, le calendrier lunaire était seul au monde pendant des millénaires ; des historiens l’ont attesté. Des considérations plus terre-à-terre [1], ont amené l’Homme à basculer vers les calendriers lunisolaire ou solaire. De nos jours, à notre connaissance, il ne reste guère que les musulmans qui continuent à se baser sur la lune pour leur calendrier. Ceci est tout à faire normal car, le calendrier lunaire est la manière de compter le temps selon la prescription divine : « Ils t’interrogent sur les nouvelles lunes – Dis : Elles servent aux gens pour compter le temps, et aussi pour le Hajj [pèlerinage] » [2]. Ainsi, la lune sert pour organiser nos agendas de tous les jours et pour identifier le temps d’adoration.
Comme dans des situations semblables, c’est au Prophète (paix et salut sur lui) qu’il est revenu l’honneur de préciser comment ? Il (paix et salut sur lui) illustrait alors ceci à travers le mois de Ramadan en disant : « Ne jeûnez pas tant que vous n’avez pas vu le croissant de lune. De même, ne terminez pas le jeûne du mois sans l’avoir vu. Si vous ne pouvez l’observer du fait qu’il vous est caché par les nuages, estimez-le » [3]. Cette règle est évidemment valable pour tous les mois. La dernière injonction « estimez-le » est souvent utilisée par quels que commentateurs pour justifier l’approche par le calcul scientifique (ici, astronomique) seul. Faudrait-il alors faire appel à des notions de géométrie et/ou d’algèbre complexe ? Une simple arithmétique suffirait-il ? C’est-à-dire, savoir compter jusqu’à 29 et éventuellement 30 si nécessaire d’après cette parole du Prophète (paix et salut sur lui) : « Nous sommes une Communauté non-lettrée, nous n’écrivons pas et ne comptons pas. Les mois sont ainsi : parfois de 29 jours, parfois de 30 » [4]. Nous reviendrons sur ce point.
Un débat mal présenté
A première vue, et pour un observateur extérieur, le débat sur l’approche à adopter pour commencer le mois lunaire pourrait ressembler à une confrontation d’idée entre les traditionnistes (défenseurs de la vision oculaire) d’un côté et les modernistes (partisans de l’application du calcul astronomique) de l’autre. Ceci est très réducteur. Présenté ainsi, nous tronquons ce débat.
Nous précisons que tout le monde faire du calcul et tous utilisent les acquis de l’astronomie moderne. A notre connaissance, il n’y a jamais eu des affrontements entre la science et la religion en Islam ; ce n’est pas maintenant que ceci commencera. Il est difficile de savoir à quel jeu jouent les acteurs divers de ce débat. Certains ont tenu des positions discutables, qui sont donc à discuter. Dans quel cadre? Ceci ne pourrait se faire que dans un environnement de concertation, et non pas de confrontation (même si c’est l’affrontement des idées).
De plus, il y a tellement des articles, des commentaires et des commentaires sur les commentaires qu’il est difficile de voir clair. Il est en effet souvent très compliqué d’extraire des signaux du bruit. L’atmosphère qui règne autour de ce débat ressemblerait plutôt à un processus pour convaincre (voire pour imposer son opinion) et ne favorise donc pas le dialogue.
Le but recherché initialement est d’être sûr de commencer les actes d’adoration aux moments prescrits. Pour atteindre cet objectif en ce qui concerne le jeûne, des outils modernes sont mobilisés (des instruments et des résultats de calcul) pour déterminer le début du mois.
Nous faisons tous appel au calcul, contrairement à ce que l’on pourrait lire ou entendre ici et là. La différence réside dans ce que nous faisons des résultats obtenus de ces calculs. Il y a des gens qui utilisent ces résultats pour localiser la position exacte du croissant lunaire en vu de la vision oculaire pour éviter le tâtonnement du ciel. D’autres utilisent ces mêmes résultats, après les avoir habillés de quels que critères supplémentaires (par exemple la limite de Danjon, etc.) pour prédire le début du mois.
En résumé, nous avons des gens qui disaient : le calcul, oui mais il faut valider le résultat par la vision ; et d’autres qui avancent l’idée que l’observation n’est plus nécessaire car le résultat est là.
Penser la science ou les enjeux du savoir
Nous abordons cette partie sous le titre du livre de Bernard d’Espagnat [5], car il s’agit de « penser la science pour éviter de la subir » comme le livre est souvent présenté. Que dire la science en générale ? Ne tournons pas autour du pot, la règle fondamentale de la science est « calculer et vérifier ». Ceci est d’autant plus vrai en astronomie. De plus, il est connu qu’un postulat reste une théorie, il devient une loi quand il est confirmé par une expérience. L’expérience sert également à identifier le domaine de validité et d’emploi d’une loi, quelque soit le phénomène physique étudié.
L’observateur joue un rôle plus marqué dans la théorie quantique qui pourrait être extrapolé à d’autres branches de la science selon certains experts comme le démontraient les échanges amicaux entre Einstein et Bohr. Albert Einstein interpella Niels Bohr au cours de l’une de ces conversations en ces termes : Mais, dites-moi, vous n’allez pas me dire que la lune n’existe pas quand je ne la regarde pas ? La réponse (non rapportée) de Bohr est imaginée par Hubert Reeves : Comment voulez-vous que je le sache ?
Dans le même sens : Ne tenez pour certain que ce qui est démontré, disait Isaac Newton.
Ne serait-ce que pour l’agrément des yeux, le calcul et la vérification vont toujours de paires en sciences fondamentales ou appliquées ; c’est la règle d’or.
Notre analyse
Nous ne sommes absolument pas un spécialiste de l’astrophysique, ni un savant des sciences religieuses, nous nous intéressons simplement au sujet en question, voila. Nous sommes conscients de l’aspect tout à fait pointu des matières concernées, à ne pas approcher par des naïfs, comme nous, qu’il fallait disposer de connaissances étendues sur le thème. Nous l’admettrons, mais il suffit que le raisonnement soit cohérent pour que notre analyse soit justifiée. En cas d’erreur d’interprétation de notre part, ce n’est pas grave ; car « lorsqu’un juge (ou savant) fait un effort d’interprétation, s’il tombe juste il aura deux récompenses et s’il se trompe il n’a qu’une récompense » [6].
L’autre objectif recherché à travers ce billet est l’unité de la communauté qui devrait primer sur toutes autres considération ; ceci dans le sens du communiqué publié sur ce site [7].
La position de l’un des protagonistes de ce débat, à savoir, procéder à l’observation du croissant lunaire pour débuter le mois lunaire n’a pas besoin de plus d’explication. Nous ne nous attardons pas sur ceci.
Les défenseurs de l’adoption du calcul astronomique se basent souvent sur les deux hadiths cités pour appuyer leur point de vu. D’abord, la phrase « estimez-le » ne signifie pas forcément le recours à des processus de calcul compliqué ; surtout que l’autre hadith nous indique comment faire cette estimation, c’est-à-dire, savoir compter les jours tout simplement. Comme le Prophète (paix et salut sur lui) a toujours choisi la plus facile à chaque fois qu’il (paix et salut sur lui) avait à choisir à partir d’un certain nombre d’alternatives autorisées, nous optons pour un calcul facile qui n’alourdit pas le fardeau de la communauté. Il suffit de déterminer le début de chaque mois au mieux de notre possibilité. Aussi, l’utilisation de hadith « nous sommes une communauté non-lettrée… » pour justifier le calcul, car nous savons compter maintenant, revient à prendre ce hadith au premier degré, pour ne pas dire littéraliste. Quoique le mouvement complexe de la terre et la lune autour du soleil soit un véritable ballet cosmique où les deux corps s’entrelacent incessamment, le calcul se faisait depuis des millénaires (égyptien, babylonien) avec une assez bonne précision. Ensuite, il est fort probable que le Prophète (paix et salut sur lui) soit au courant de ce procédé vu la présence de tribus juives, utilisant le calcul depuis trois siècles, à Médine en son temps. Nous pensons même que ce hadith voudrait nous préciser de ne pas utiliser que le calcul vu sa complexité malgré le fait que la lune soit l’astre la plus traquée (visites, sondes, instruments laissés sur place au cours des différents missions habitées ou non habitées). En effet, le premier jour du mois hébreux correspondant au mois de Ramadan l’an dernier (2013) était en avance de deux jours, alors qu’en cette année 2014, il correspond à la prédiction basée sur la visibilité, à savoir, le 29 juin [8].
C’est cette irrégularité du calcul seul qui nous pousse à la prudence par rapport à son utilisation. Ajouter à cela est surtout l’approche discutable utilisée par les apôtres de calcul seul qui souhaitent évangéliser la communauté. Le grand public ignore souvent ce point, la multitude des hypothèses utilisées avec la conjonction pose problème [9]. Nous ne sommes pas à l’aise avec ces critères, par exemple, l’un de ces critères « considère le moment du coucher de la nouvelle lune après sa naissance, après le coucher du soleil ne serait-ce que d’une seconde » comme le début du mois n’est pas acceptable ; à une seconde près, nous changerions le moment du début du mois ! « Dieu ne joue pas aux dés », affirma Albert Einstein.
Parmi les arguments avancés pour justifier le recours au calcul uniquement sans nous préoccuper de la visibilité est l’analogie avec la prière. A notre avis, ce n’est pas pareil. L’horaire de la prière est lié à la rotation de la terre tant dis que le mois lunaire met en jeu trois corps. Ensuite, nous n’allons pas demander à un marseillais d’anticiper sa prière de l’aube (fajr) en période d’été tout simplement parce que les parisiens font la faire plus tôt ; et un brestois ne priera pas la prière du coucher de soleil (maghrib) puis que ce serait l’heure à Strasbourg. Pourquoi alors lier le début du jeûne à un endroit à celui d’un lieu qui se trouverait à son antipode.
Il semble préférable d’utiliser les outils modernes de la science pour appliquer les versets et les hadiths qui ne sont pas équivoques. Il s’agit de mettre la science au service de la religion.
Proposition
En vu de ces points, nous préconisons une approche basée sur la prédiction de la visibilité. Beaucoup des chercheurs musulmans ou non musulmans, André Danjon, Bernard Yallop, Mohammad Odeh, Khalid Shaukat, Nidal Guessoum, Mohammad Ilyas, etc., se sont intéressés à ce sujet.
Nous proposons que la ligne de changement reste flottante. Elle se situerait à l’endroit de la première prédiction pour la visibilité. Elle s’accommodera avec des pays, à l’image de la ligne de changement de date. Comme il est plus facile de voir le croissant lunaire au voisinage de l’équateur en comparaison aux pays de hautes latitudes, nous proposons que la visibilité prédite à un endroit soit valable pour les zones de mêmes longitudes. Ainsi, une vision prédite pour le Gabon serait valable pour la Suède (fig. 1) [10]. Evidemment toute la région du globe situé à l’ouest de la zone de visibilité sera soumise à cette observation (l’Arabie Saoudite sera obligé de suivre l’Inde par exemple). En revanche, nous préconisons de limiter la zone d’influence vers l’est à l’heure de la prière de ‘Isha pour les pays concernés pour limiter une gêne éventuelle (c’est-à-dire, on engloberait à l’est les régions qui n’ont pas atteint le crépuscule astronomique ; les pays d’Europe central suivront donc le Maroc par exemple mais pas les Amériques, car trop loin). Ce sont les modifications nécessaires pour définir l’horizon multiple (ikhtilaf al-matali’i).
Notre proposition englobe l’approche bi-zonale proposée par Guessoum [11]. Il permettra également à tous les pays du monde de commencer le jeûne dans les 24H qui suit son commencement à un endroit de la terre, contrairement à 2 voire 3 jours actuellement.
Fig1.
Application – Ramadan 2014
En utilisant le procédé décrit précédemment, à savoir, le croisement des données issues de calcul astronomique et la probabilité de voir la nouvelle lune ; le premier jour de mois de Ramadan pour pratiquement la totalité des pays, excepté Alofi (Niue, une île de Polynésie, dans l’océan Pacifique sud), est le dimanche 29 juin, Insha Allah. En effet, l’instant de la conjonction géocentrique en ascension droite (quand les trois corps – terre, lune et soleil – sont le mieux alignés) est estimé pour le vendredi 27 juin 2014 à 8:08 TU ou GMT correspondant à 10:08 CEST (heure Europe Centrale) selon les critères de Yallop, Odeh et Shaukat. Si le jeûne commencera à Alofi le 28 juin, c’est uniquement par convention liée à la ligne de changement de date, car une autre ville qui se trouve à quels que kilomètres de là mais de l’autre côté de cette ligne, Apia (Samoa) jeûnera le 29 juin comme tout le reste du monde. C’est dans cette partie du globe, dans l’océan Pacifique sud, que nous attendons une visibilité précoce. L’Europe centrale est pratiquement à 180° de longitude par rapport à cet endroit. Le décalage horaire est 13 heures d’avance par rapport à Alofi et 11 heures de retard par rapport à Apia.
Pour la fête de l’Aïd al-fitr, l’instant de la conjonction géocentrique est estimé pour le samedi 26 juillet 2014 à 22:42 TU ou GMT correspondant à 00:42 CEST du dimanche 27 juillet. Il y a une très mince possibilité de voir la lune au Cap (Afrique du Sud), dimanche le soir du 27 juillet avec un repérage initial par télescope d’après Yallop, Odeh et Shaukat (la lune se couchera au Cap vers 18:46, et le soleil vers 18:03). Ainsi la fête pourrait commencer à partir d’ici (environ longitude 20°E) dès le lundi 28 juillet et se propagera vers l’ouest pour fini le mardi 29 juillet, Insha Allah. A noter que les pays se trouvant à l’est de cette ligne pourrait également fêter l’Aïd à condition de recevoir la nouvelle avant la prière de ‘Isha. Ceci pourrait être le cas pour les pays de la péninsule Arabique. En effet, le couché de la lune au Cap vers 18:46 correspondant à 19:46 à La Mecque. Comme la prière de ‘Isha à La Mecque sera vers 20:32, il y a largement le temps pour être au courant d’une éventuelle observation de la lune au Cap. Reste à savoir la volonté politique, d’où l’importance d’une rencontre au niveau international. Tout ceci est valable si les savants sont d’accord pour localiser préalablement le croissant lunaire à l’aide d’un télescope avant de passer à l’œil nu. Tout ceci doit être discuter ensemble.
Que faire ?
L’organisation d’un symposium au niveau international s’impose pour mener une vraie concertation. La ligue arabe avait essayé dans le passé d’organiser une conférence. Nous pensons que cette affaire est religieuse et pas politique. Ainsi, une telle rencontre devrait se situer au niveau de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) sous la direction de l’Organisation Islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO). L’UNESCO pourrait être un lieu d’accueil.
C’est par le dialogue et la concertation que nous arriverons à un résultat tangible. La confrontation n’emmènera nulle part.
Remarque : Entre l’écriture de ce texte et sa publication, des eaux ont coulé sous le pont. Le ramadan 1435 a commencé sur 3 jours au lieu d’une journée si l’on avait appliqué l’approche présentée ici. L’exemple le plus frappant est le Sri Lanka et l’Inde avec le Pakistan qui ont commencé le ramadan séparément (le 29 juin pour le Sri Lanka alors que l’Inde et le Pakistan ont choisi le 30 juin).
[1] – D’après l’Encyclopédie Britannique, tous les anciens calendriers étaient lunaires (babyloniens, juifs, grec, romans, chinois, etc.). Ensuite, l’avènement de l’agriculture avec le besoin de faire coïncider les mois et les saisons aboutissait aux calendriers lunisolaires. Jules César, en conquérant l’Egypte découvrait le calendrier solaire qu’Il l’adoptait (calendrier julien). Le Pape Grégoire XIII apportait sa touche pour devenir le calendrier grégorien d’aujourd’hui.
[2] – Le Coran, chapitre 2 versets 189.
[3] – Hadith, rapporté par Abdullâh ibn Umar, recueilli par l’Imâm Mâlik, An-Nasâ’î et, selon des variantes, par Al-Bukhârî, Muslim, Ibn Hanbal et ibn Hibbân.
[4] – Hadith, rapporté par Abdullâh ibn Umar, recueilli par Al-Bukhârî.
« Nous sommes une Communauté non-lettrée, nous n’écrivons pas et ne comptons pas. Les mois sont ainsi : parfois de 29 jours, parfois de 30 ».
[5] – Bernard d’Espagnat : « Penser la science ou les enjeux du savoir ». Editions Dunod – 1990.
[6] – Hadith, rapporté par ‘Amr ibn al ‘As, recueilli par Al-Bukhârî et Muslim
[7] – http://www.psm-enligne.org/index.php/psm/communiques/2709-debut-et-fin-de-ramadan-1435h
[8] – http://www.calj.net/
[9] – Ce critère varie en fonction de pays et/ou de l’organisation. Selon un pays, le nouveau mois débute après la conjonction, lorsque la nouvelle lune se couche cinq minutes au moins après le coucher du soleil. Pour d’autres, il débute après la conjonction, lorsque l’âge de la nouvelle lune est supérieur à 8 h, l’altitude < 2° et l’élongation > 3° ; ou encore quand la nouvelle lune forme un angle de 8° au moins avec le soleil, à une altitude d’au moins 5°.
[10] – http://www.freemapviewer.com/fr/map/Carte-Monde_21.html
[11] – Entretient avec Guessoum dans Islam & Science. “New moon on the horizon: An astronomer’s guide to solving the start of Ramadan”