Croire, ne pas croire et le défi à la raison
Voici deux exercices. Vous ne devriez pas vous y livrer mais simplement les imaginer car il est très peu probable que vous réussissiez à les réaliser.
D’une part, voici que l’on vous propose de peindre un splendide paysage, avec ses montagnes, ses forêts et la lumière du soleil vernal sous les arbres. Pour ce faire, vous devez tracer chacune de vos lignes au hasard et colorer les coins de votre dessin comme viennent les couleurs dans votre main.
D’autre part, voilà que l’on vous suggère de composer un merveilleux poème dont les vers raviront les oreilles et les cœurs. Là encore, vous devrez vous abandonner au hasard et vous contenter de placer des mots à la suite des autres au gré de ce que vous indique un tirage au sort.
Echouer à l’un ou l’autre de ces deux exercices ne contient aucun des éléments de la honte. Renoncer avant même d’avoir essayé n’est pas une lâcheté mais au contraire, une sagesse. Vouloir à tout prix y parvenir ne pourrait être que le fruit, soit d’une irrationalité profonde, soit d’une certaine dose d’orgueil, bien qu’il soit en réalité probable que ces deux raisons se cumulent.
Si ces exercices sont aussi difficiles, c’est parce qu’ils imposent le respect de deux règles qui s’interdisent mutuellement : rechercher l’harmonie du dessin ou du poème d’une part, laisser leur réalisation au seul soin du hasard d’autre part.
En effet, le hasard ne pourra pas faire l’harmonie à votre place. Il n’en est pas capable. Vous ne parviendrez à dessiner votre montagne et à en réciter les beautés que si vous choisissez le sens de vos traits et l’enchaînement de vos vers.
Ces exemples permettent de comprendre que l’harmonie, où qu’elle puisse se rencontrer, n’a pu être que voulue et recherchée. Ce qui est harmonieux est nécessairement désiré car là où aucune volonté n’existe, seul le hasard demeure et il ne peut créer l’harmonie.
Or, l’harmonie est partout autour de nous. Et cette harmonie, où qu’elle se trouve, dans la succession du jour et de la nuit, dans la rotation des astres, dans la guérison des maladies par leurs remèdes, dans la naissance de l’enfant par l’amour des parents, dans la régulation des espèces par le jeu de la chaîne alimentaire, dans l’air terrestre qui permet de respirer, etc., parce qu’elle est harmonie, parce que le hasard est insusceptible de l’engendrer, n’a pu être que désirée, calculée, entreprise.
Il est vrai que, parfois, le sort engendre de belles coïncidences – deux traits tracés au hasard paraîtront évoquer le sommet d’une montagne ; deux mots sembleront aller ensemble dans le poème- mais le terme « coïncidence » trahit déjà l’anormalité de cette situation. Ce ne sont que de rares coups de chance. Ils ne peuvent se répéter successivement et constamment. Par cette raison, dire que le hasard peut créer une harmonie aussi grande et complète que celle de notre monde, c’est défier avec une audace rare les lois des probabilités. C’est se convaincre que le hasard a accumulé sans faillir de prodigieux coups de chance. C’est là qu’est la véritable irrationalité, le véritable défi à la raison.
Le défi à la raison n’est donc pas dans la croyance en une volonté suprême et organisatrice. Il est tout au contraire dans la négation de cette volonté car le corolaire de cette négation est la croyance en une improbable victoire d’un hasard qui a additionné les coups de chance en déjouant avec une inconcevable (le mot est choisi à dessein) insolence les lois des probabilités.