Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide”
Jeudi 26 septembre 2024.
Il y a quelques jours, il a plu très fort à Gaza, et surtout à Deir El-Balah, au sud, où nous avons planté notre « villa », comme nous surnommons notre tente. L’automne commence, ensuite ce sera l’hiver, des saisons où il pleut beaucoup chez nous.
Il a plu des cordes pendant une demi-journée. Nous avons été inondés. L’eau est entrée partout dans notre « villa », autour d’elle, dans notre cuisine système D et dans notre salle de bain système D. Et encore, on a eu de la chance par rapport à d’autres : notre bout de terrain est à peu près plat, et notre tente est presque neuve, nous l’avons achetée il y a six mois. L’inondation n’a pas été totale. Mais environ 1,7 million de personnes vivent sous les tentes et sous des bâches depuis un an. L’eau a envahi ces abris abîmés par le soleil et les changements de température.
Entre 1 000 et 1 400 euros pour une tente
Il y a aussi des marées importantes. La cage de 27 kilomètres carrés où l’armée israélienne nous a entassés, la soi-disant « zone sécuritaire », se trouve au bord de la mer. La majorité des tentes qui se trouvaient sur la plage ont été submergées à marée haute. Beaucoup de déplacés se retrouvent sans abri. Quand je dis « abri » je parle de quelques morceaux de plastique. Ils coûtent de 200 à 250 euros pour une pièce qui fait entre trois à quatre mètres carrés. Pour une tente, il faut compter quatre à cinq pièces, c’est-à-dire entre 1 000 et 1 400 euros. Personne ne peut payer cette somme d’argent. Normalement, ces bâches devraient être fournies par les Nations unies ou les ONG. Celles-ci le faisaient au début, mais ce matériel était prévu pour durer six mois au maximum. Après cette pluie, j’ai reçu des centaines d’appels téléphoniques d’amis, de connaissances, de voisins. Tous me demandaient si je connaissais quelqu’un dans telle ou telle association pour obtenir une tente ou des bâches.
Cette pluie, c’était juste le début. En une demi-journée, tout le monde a été inondé. Imaginez ce que ce sera en hiver, quand il fera froid et qu’il pleuvra parfois 24 heures de suite pendant une semaine. Imaginez comment les gens vont vivre tout ça. Et les enfants !
Quand la pluie a commencé, Walid a été surpris. Avant, quand nous habitions encore notre appartement de Gaza-ville, la pluie était pour lui un spectacle agréable. Je sortais sur le balcon, je le prenais dans mes bras. On avait une vue panoramique et on regardait, bien au chaud, la pluie tomber sur Gaza. Il tendait la main pour toucher la pluie, c’était quelque chose de doux, une grande joie.
Cette fois, pour la première fois, il a vraiment senti la pluie. Elle était très forte et moi, je ne pouvais pas lui dire qu’on était en train d’être inondés, et qu’on n’aurait plus de lit pour dormir parce que les matelas et les couvertures étaient mouillés, que ça n’allait pas s’arrêter et qu’on allait tous tomber malades. Je ne pouvais pas lui dire tout ça, alors j’ai préféré le prendre en photo et le filmer en train de s’amuser sous la pluie. Il sautait dans les flaques en disant : « Papa, papa ! Regarde, c’est la pluie ! » Mais je savais que le lendemain, il allait tomber malade parce qu’il n’avait qu’un t-shirt et un short. Je ne pouvais pas expliquer à Walid que c’est encore une humiliation, une situation où on ne peut rien faire, que l’on va dormir sous l’eau, sur l’eau et dans l’eau.
L’objectif de nous transformer tous en réfugiés
Walid, c’est juste un petit exemple. Des milliers d’enfants n’ont plus d’abri, plus d’endroit où rentrer. Des milliers, voire des centaines de milliers de personnes vont être sous l’eau, sans abri, sans couverture, sans rien du tout. Les bâches n’entrent plus dans la bande de Gaza. Les Israéliens ont stoppé l’aide humanitaire depuis un bon moment, et les bâches et les tentes en font partie. Au début de la guerre, les Israéliens ont convaincu le monde entier qu’ils étaient en train de fournir 1,2 million de tentes aux déplacés. Ce n’étaient que des mensonges. L’image de la tente était un symbole, destinée seulement à nous humilier, à nous transformer tous en réfugiés sur notre propre territoire. Et dire que maintenant, avoir une tente, c’est devenu un grand privilège, et un grand rêve pour ceux qui n’en ont pas.
Outre les tentes, les Israéliens interdisent beaucoup d’autres choses. Tous les produits d’hygiène, tout ce qui a un rapport avec la propreté. Ils interdisent aussi les sacs poubelles. Non seulement ils veulent qu’on reste dans la rue, mais sous la pluie. Imaginez ce qui nous attend tous. Cet automne, puis cet hiver, on sera tous dans la rue, dans la boue, tous malades et sans même la possibilité de se laver les mains, parce qu’il n’y a pas de savon. C’est vraiment l’humiliation totale. Je ne vois pas le rapport avec « l’éradication du Hamas », le but déclaré de cette occupation.
Je n’ai aucun habit chaud
Le véritable but des Israéliens ? Nous humilier et faire de nous des morts-vivants, une population sans abri, sans nourriture, sans moyens pour se laver. Ils veulent nous ramener au Moyen-âge, ou plutôt à l’âge des cavernes. On n’a plus de vêtements. Parce que les vêtements aussi, c’est interdit. Il me reste un seul pantalon, qui est à moitié déchiré et que je porte tout le temps. Le soir, quand je rentre du travail, je le lave et je le laisse sécher un peu. J’ai trois t-shirts que je change à chaque fois. Mais tout cela, ce sont des vêtements d’été. Il commence à faire froid, et je n’ai aucun habit chaud. Pareil pour Walid. Heureusement, nous avons quelques couvertures. Dès qu’il me dit : « Papa, c’est froid, c’est froid », j’apporte la couverture. J’en fais un jeu pour qu’il ne comprenne pas qu’elle remplace les vêtements que nous ne pouvons pas acheter. Pour l’enrouler dedans, je lui dis : « Mains en l’air ! Tu es en prison ! »
Mais moi, pendant ce jeu, je sais très bien que la réalité, c’est ça : mon fils a froid et je ne trouve pas de vêtements pour lui. Et encore, j’aurais les moyens d’en acheter, même très chers, mais il n’y en a plus sur les marchés. Pareil pour les enfants de Sabah, mon épouse. Les habits de la dernière livraison que nous avions reçue de l’étranger sont assez abîmés. Vous savez, les enfants, il faut laver leurs affaires tous les jours, et elles s’usent vite. Et voilà, on porte tous les jours les mêmes choses, ce sont nos uniformes de prisonniers. C’est cela que cherchent les Israéliens. On revient toujours au même mot : l’humiliation. Interdire l’importation de vêtements, je ne vois pas le rapport avec « l’éradication du Hamas ». Je ne vois pas quelle est la raison de l’interdiction des couches pour les enfants. J’arrive à m’en procurer pour Walid à des prix exorbitants. Beaucoup d’autres déplacés ont recours au système D. Ils utilisent des vieux t-shirts, des serviettes qu’ils nettoient à chaque fois… Je ne vois qu’un objectif des Israéliens, j’insiste encore et encore sur ce mot : l’humiliation. Nous faire vivre dans la misère et la saleté.
On ne vit plus une vie normale. Tout est dur, physiquement et psychologiquement. Il y a une dureté de la peur, une dureté des conditions de vie pour la santé, contre les humains, contre la vie, contre le cœur, contre l’humanité, contre les pierres, contre les arbres, contre la nature, contre tout. J’essaie de trouver un mot pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que « Gazacide ». Ils veulent nettoyer toute la bande de Gaza de sa population, ceux qui restent, ceux qui sont partis. Les survivants de ce génocide, de ce « Gazacide » doivent rester humiliés jusqu’à ce qu’ils prennent la décision de quitter cette terre, et de la laisser aux Israéliens.
Rami Abou Jamous . Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et leurs enfants, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée.
Source : orientXXI