La retraite de mon père ou le souvenir d’un repos tant espéré et mérité
Ils sont à la fois lointains et si proches aujourd’hui, les souvenirs de ces années où mon défunt père, ouvrier à l’usine Renault a souhaité enfin prendre sa retraite pour se reposer, et ce après avoir travaillé près de 40 années.
C’était si peu demander comme droit pour un homme devenu maçon en France durant des années et contribuant aux Trente Glorieuses. Cette période où la France faisait largement appel à des travailleurs étrangers pour répondre aux besoins en main d’œuvre dans certains secteurs (bâtiment, automobile…).
C’était si peu demander pour un homme qui allait contribuer à l’essor de l’industrie automobile et travailler des heures durant sur un poste à la chaîne, Charlie Chaplin je ne le voyais pas à la TV, Charlie Chaplin c’était mon père et le père de plusieurs centaines d’autres milliers d’ouvriers d’usine et de chantiers.
Mon père je le voyais rarement, levé à l’aube, après une journée éreintante, il s’endormait exténué sur mon lit pendant que je faisais mes devoirs, une manière de m’accompagner dans ma scolarité bien qu’analphabète et soucieux de me transmettre subtilement le message « Je mise sur toi, sur vous mes enfants, je m’épuise pour vous, alors étudiez… ».
Je me rappelle ce jour où rentré du travail empli de fierté, il nous montrait la récompense que son supérieur lui avait octroyé car il avait détecté un problème sur la chaîne. Une prouesse qui avait évité la perte de plusieurs millions de francs, son cadeau : une cocotte-minute.
Pas une prime, pas une promotion.
Mais il était fier et je l’étais aussi.
Alors oui, c’était peu demander que de pouvoir enfin profiter de ses « vieux jours » et prendre sa retraite à 60 ans.
Mais il ne suffisait pas de le vouloir car la bataille du recueil des données et des documents pour l’ouverture de ses droits et attester de ses trimestres allait commencer… à l’époque tout n’était pas aussi simple, les documents n’étaient pas numérisés, les données n’étaient pas télétransmises… un parcours du combattant.
Je me rappelle de cette conseillère à la caisse de la retraite qui expliquait sur un ton méprisant comment se calculait les trimestres, j’avais le sentiment que nous étions venus « quémander » … un noeud dans la gorge et le respect profond pour mon père m’empêchait de me lever et exprimer mon indignation (comme je le regrette !).
Mon for intérieur savait et voulait le crier haut et fort « Ayez un peu plus de respect pour cet homme qui a contribué à l’essor de notre pays tout en baissant la tête car il n’était pas considéré comme l’un des vôtres ! Cet immeuble où vous travaillez c’est probablement lui qui en a posé les parpaings ! ».
Mais non, j’avais gardé le silence car mon père nous avait enseigné une chose (à raison à cette époque mais à tort aujourd’hui) : il ne fallait pas se faire remarquer et si nous y étions un jour contraints, nous devions nous assurer de remporter la victoire sur le fond et la forme.
Je manquais de certitude et je n’avais pas encore à ce moment connaissance du grand nombre de personnes qui comme moi étaient témoins de ces humiliations que vivaient au quotidien nos parents, travailleurs immigrés et dignes.
Il a fallu plus d’un an de bataille pour enfin obtenir gain de cause et recevoir cette lettre qu’il attendait tant, le sésame, ce document comptabilisant ses trimestres et annonçant sa date effective de début de retraite !
Je crois que je n’ai jamais vu mon père aussi heureux… après tant d’années de sacrifices, à 60 ans il allait enfin profiter … de sa vie, de ses enfants, de sa terre natale.
Mon père avait porté ses bleus de travail durant quarante années, il allait enfin pouvoir porter ses beaux costumes en dehors du week-end (même pour aller faire son marché il le mettait, pas un faux pli, pas une tâche !) et cultiver lui-même lors de ses séjours au Maroc, sa terre natale et chérir ses oliviers.
Aujourd’hui, je vois comme cette année de bataille à obtenir et rassembler la paperasse pour faire valoir ses droits est un épisode « futile » dans le combat qui est mené par les travailleurs aujourd’hui.
Si la technologie a permis de centraliser, numériser cette partie, l’autre s’est dégradée, la valorisation du travail de ces hommes et femmes et leur droit à la retraite.
Aujourd’hui, le gouvernement a décidé de priver davantage ces travailleurs et travailleuses de leur droit à profiter sereinement quelques années de leur vie ici-bas.
Aujourd’hui, le président sans remords a choisi d’imposer à son peuple, une loi indigne, injuste et insultante.
Ces hommes et femmes qui font de la France ce qu’elle est devenue et ce qu’elle est dans ses meilleurs aspects sont asphyxiés et plongés dans le trou béant du désespoir.
Car oui, aujourd’hui c’est ce que l’on souhaite, étouffer l’espoir, bâillonner le verbe de celles et ceux qui ne comptent pas leurs heures de travail et qui auraient fait exploser le baromètre de tout outil de calcul de pénibilité.
Mon cher papa, je n’ai qu’une satisfaction dans ta perte aujourd’hui c’est que tu n’aies pas été témoin et victime de cela et que tu aies pu profiter de tes 14 années de retraite après 40 années de dur labeur.
Aujourd’hui, pour espérer avoir nous aussi ces quelques années de repos et les léguer à nos enfants, il ne faut ni garder le silence ni baisser la tête, notre bataille réside non plus à nous faire entendre (ils ne le permettront pas et dans tous les cas n’écouteront pas leurs intérêts prévalent) mais à prendre la place qui nous revient.
En hommage à nos mères travailleuses, à nos pères travailleurs et pour l’avenir des nôtres.
Première parution de l’article sur le site : Le Club de Mediapart
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