Le rejet du terrorisme, « valeur partagée » entre les États-Unis et Israël ?
Les « valeurs partagées », notamment la lutte contre le terrorisme, seraient le socle de l’alliance stratégique entre les États-Unis et Israël. Elles permettraient de tracer une ligne claire entre critique légitime et illégitime de la politique israélienne. Une telle illusion ne résiste pas à la réalité des faits.
« Nous sommes et serons toujours d’ardents supporteurs d’Israël au Congrès parce que nous savons que notre soutien est basé sur des valeurs partagées et des intérêts stratégiques. La critique légitime de la politique israélienne est protégée par les valeurs de la liberté de parole et du débat démocratique que partagent les États-Unis et Israël. » Déclaration de la direction du parti démocrate sur l’antisémitisme le 11 février 2019 à la suite des commentaires d’Ilhan Omar1. En réponse à un journaliste, elle avait affirmé que l’influence de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le lobby pro-israélien, était fondée sur les « Benjamin », effigie des billets de banque de 100 dollars, utilisés pour acheter l’attitude bienveillante envers Israël des membres du Congrès. Elle fut accusée d’utiliser le mythe de l’« argent juif » — un classique antisémite — ; ce qu’elle nia, mais elle finit par présenter ses excuses2.
Pendant des décennies, élus et spécialistes ont fixé les lignes de partage entre ce qui est et ce qui n’est pas « la critique légitime » de la politique israélienne. La raison en était simple : que se serait-il passé si une « critique légitime » avait conclu que telle action des autorités israéliennes contredisait en réalité les « valeurs partagées » que nous chérissons ? Comment le Congrès aurait-il alors été en mesure de tenir sa (réellement extraordinaire) promesse éternelle de soutien (« Nous sommes et serons toujours » aux côtés d’Israël) ? On comprendra mieux ce dont il s’agit en s’attardant sur l’une de ces « valeurs partagées » qu’est l’opposition absolue d’Israël et des États-Unis à toute forme de « terrorisme », et sur ce qu’il advient quand il est clair qu’apparaissent les preuves qui contredisent cette opposition.
Une critique légitime ?
Ces dernières semaines, l’accord passé par Benjamin Nétanyahou avec Otzma Yehudit3, parti qui a succédé au parti Kach de Meir Kahane4 a été condamné de façon inhabituelle par un large pan du judaïsme américain.
Kahane et sa Ligue de défense juive avaient eu recours au terrorisme dans les années 1970 et 1980. Kach est considéré comme une organisation terroriste par les États-Unis et les gouvernements israéliens, ce qui explique que le dirigeant d’Otzma, Michael Ben-Ari, soit interdit d’entrée en Amérique.
La plupart de ceux qui ont critiqué les manigances du premier ministre ont précisément basé leur condamnation sur leur rejet absolu du terrorisme. Et c’est alors qu’après avoir applaudi à la déclaration de l’American Jewish Committee5 condamnant Otzma, Bari Weiss a prétendu dans une contribution au New York Times que cette déclaration permettait de faire la différence entre une critique légitime d’Israël et une critique entachée d’antisémitisme. Pour eux, le « terrorisme » de Kach et de la Ligue de défense juive n’était qu’un terrorisme d’extrémistes sans aucun lien avec le gouvernement israélien. Toutefois, à peu près à la même époque, des responsables officiels israéliens s’affairaient à créer et diriger un groupe « terroriste » qui, pendant quatre années, a tué des centaines de civils au Liban. L’existence de cette opération secrète a été rendue publique il y a un peu plus d’une année. Sa révélation n’a indigné personne et n’a conduit à aucune condamnation, ni en Israël ni aux États-Unis, où elle a été faite. Au contraire, elle a été accueillie par un silence absolu parmi les élus, journalistes, spécialistes et « experts en terrorisme » de tout poil.
Préparer l’invasion du Liban
Dans le monde réel, évoquer le « terrorisme » officiel israélien est traité, sans la moindre explication, comme inacceptable, comme une forme de critique totalement illégitime, inadmissible et déviante (pour utiliser la terminologie du spécialiste des médias Daniel Hallin). Pourtant, entre 1979 et 1983, des dizaines d’attentats à la voiture piégée, au Liban et en Syrie, ont été revendiqués par le Front pour la libération du Liban des étrangers (FLLE), un groupe mystérieux dont l’identité réelle n’a jamais été clairement établie à cette époque. Bon nombre de ces attentats ont été couverts par la presse américaine et internationale.
Les Palestiniens et leurs alliés libanais (qui étaient les principales victimes de ces attaques) n’ont eu de cesse de dire que derrière ce groupe se cachait Israël qui menait une « guerre secrète » contre eux. Ces accusations ont été rejetées par Israël qui prétendait que ces attaques étaient autant d’exemples de la violence « des Arabes contre d’autres Arabes ».
En février 2018, Ronen Bergman, un journaliste israélien respecté, engagé depuis par le New York Times, a publié Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations. Il donne des exemples d’assassinats ciblés commis par les autorités israéliennes. Il y révèle que le FLLE a été créé en 1979 par des officiels israéliens de premier plan (Rafael Eitan, Meir Dagan et Avigdor Ben-Gal6) avec pour objectif de « semer le chaos parmi les Palestiniens et les Syriens du Liban sans qu’on puisse y déceler la marque d’Israël ». Il révèle aussi qu’alors qu’Ariel Sharon avait été nommé ministre de la défense en 1981, les bombes du FLLE avaient pour but de « pousser Arafat à attaquer Israël qui en retour aurait envahi le Liban ». Il s’avère que les Palestiniens avaient vu juste de bout en bout.
L’efficacité des voitures piégées
Les bombes du FLLE explosaient sur des marchés, dans des rues commerçantes, des cinémas et dans des camps de réfugiés ; autrement dit elles prenaient pour cibles des civils. Plusieurs de ces attaques sont répertoriées dans les bases de données réunies par Start7 et la Rand Corporation8. Un officier des renseignements israélien a déclaré à Bergman : « J’ai vu au loin l’une de ces voitures exploser et démolir une rue entière. On apprenait aux Libanais combien une voiture piégée pouvait être efficace. Tout ce qu’on a vu par la suite avec le Hezbollah émane de ce que ses membres ont vu des conséquences de ces opérations. »
Cette campagne « terroriste » secrète se déroulait au moment même où les autorités israéliennes (y compris Sharon) s’engageaient dans un effort global de reconfiguration du combat qu’Israël menait depuis des décennies contre les Palestiniens pour en faire une lutte de principe contre la menace du « terrorisme international ». Au cœur de cette campagne de hasbara (propagande) se trouvait l’Institut Jonathan fondé par Benzion et son fils Benyamin Nétanyahou, qui a organisé deux conférences internationales sur le « terrorisme », en 1979 à Jérusalem et en 1984 à Washington DC. Leurs efforts ont été extraordinairement efficaces. Depuis le milieu des années 1980, les discours américain et israélien sur le « terrorisme » ne peuvent pratiquement plus être différenciés. Et après les attentats du 11 septembre 2001, leur vision a été adoptée par d’innombrables autres pays à travers le monde.
Les révélations de Bergman démontrent que de tels discours relèvent, dès l’origine, d’une pure idéologie. Elles mettent aussi en valeur le fait que la revendication (jugée incontestable) selon laquelle les États ont le droit d’utiliser la force pour se défendre contre le « terrorisme » est en fait problématique à partir du moment où le terme « terrorisme » est appliqué d’une manière descriptive et non idéologique.
Qui, à Washington ou ailleurs, affirmerait que les Palestiniens (ou le Liban ou la Syrie) avaient le droit d’utiliser la force contre la « menace terroriste » posée par ce FLLE créé par Israël ? Qui prétendrait qu’ils avaient le droit de commettre des assassinats ciblés contre Eitan, Ben-Gal ou Sharon pour le rôle qu’ils ont joué dans cette campagne « terroriste » ? Ou le droit de s’en prendre aux kibboutz où, aux dires de Bergman, étaient fabriquées un grand nombre des bombes utilisées par le FLLE ? Qui affirmerait que les civils tués par accident doivent être considérés comme des dommages collatéraux et qu’un tel usage de la force doit être célébré comme un acte courageux, une action déterminée dans la lutte morale contre le fléau du « terrorisme » ?
Le silence du New York Times
Si les réponses à ces questions sont négatives, sur quelle base Israël (ou les États-Unis, ou n’importe quel autre pays) peut-il revendiquer le droit de cibler des « dirigeants terroristes », de bombarder des « installations terroristes de fabrication de bombes » ou d’utiliser des forces létales contre des manifestants parce qu’ils sont supposément en lien avec une « organisation terroriste » ? Jusqu’à ce jour, les révélations de Bergman sur le FLLE n’ont pas été mentionnées par un seul chroniqueur, intervieweur, responsable élu, spécialiste ou « expert en terrorisme ». Sont compris dans cette liste les collègues du New York Times de Ronen Bergman comme Bret Stephens, Bari Weiss et, encore plus extraordinaire, Thomas Friedman, qui a personnellement couvert plusieurs attentats commis par le FLLE dans les années 1980. Tous les trois ont pourtant trouvé le temps de dénoncer les remarques prétendument antisémites de la représentante pour le Minnesota, Ilhan Omar, tout en insistant sur le fait qu’ils accueillent favorablement les « critiques légitimes » d’Israël.
Suggérer que les Palestiniens et Israël ont été les auteurs et les victimes du terrorisme est l’exemple parfait d’une critique qui, depuis des décennies, a été supprimée du débat public. Comme l’auteur de ces lignes en a fait l’expérience personnellement en de nombreuses occasions, les accusations d’antisémitisme (ou d’être un soutien des terroristes parce que vous refusez de limiter l’utilisation du mot « terrorisme » aux seuls ennemis officiels d’Israël ou des États-Unis) ont trop souvent été instrumentalisées contre quiconque essaie de raisonner de cette manière.
De tels efforts doivent être combattus. La capacité des citoyens à développer une opinion éclairée sur tout sujet est essentielle pour garantir une démocratie saine. C’est particulièrement vrai quand de telles politiques ont à voir avec l’usage de la force militaire dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » qui, jusqu’à maintenant, s’avère un échec abject (moral et politique). Et tout ce qui confirme l’idée qu’il existe des tabous concernant Israël ne fait qu’alimenter in fine des théories conspirationnistes et contribuer encore davantage à la montée réelle et dangereuse d’un sentiment antisémite de par le monde.