Lettre ouverte au président Macron en voyage en Égypte
Sur les disparitions forcées · En Amérique latine , dès la fin des années 1970, les « disparitions forcées » étaient dénoncées par les organisations internationales, qui ont ainsi contribué à discréditer nombre de dictatures du continent. A contrario, cette pratique a pris une dimension sans précédent en Égypte, dans l’indifférence des gouvernements qui se réclament des droits humains. Et il est peu probable que le président Emmanuel Macron aborde cette question lors de son voyage officiel dans ce pays.
Lundi 28 janvier 2018, le président Macron effectuera sa première visite officielle en Égypte. Je suis sûr qu’il est au courant des nombreuses accusations portées par les ONG égyptiennes et internationales de défense des droits humains contre son partenariat avec le gouvernement égyptien, qu’il soutient dans la répression sanglante de son propre peuple. L’année dernière, quand il a rencontré le président Abdel Fattah Al-Sissi, Emmanuel Macron a dit qu’il ne lui « ferait pas la leçon » sur les droits humains ; je ne sais pas s’il a dit cela par conviction que les Égyptiens ne sont pas aussi dignes que les Français d’exercer ces droits, ou parce qu’il se sentait coupable de ce partenariat honteux dans les crimes commis contre les Égyptiens.
Les experts estiment qu’il y a de 1000 à 1500 combattants de l’organisation de l’État islamique (OEI) en Égypte. Pourtant les responsables de la sécurité ont fièrement déclaré en avoir tué 6 000 depuis le milieu de l’année 2013. Contrairement aux « faux positifs » d’Amérique latine, où les exécutions ont eu lieu le jour même de la disparition des victimes, en Égypte, les victimes sont exécutées plusieurs jours, voire plusieurs mois après leur disparition. Entre temps, elles ont très probablement été stockées comme du bétail humain.
Le dernier cas égyptien de faux positifs remonte au mois dernier (décembre 2018, NDT). Le lendemain de l’explosion d’un bus transportant des touristes près des Pyramides, le gouvernement a annoncé avoir tué 40 militants présumés dans tout le pays, sans révéler le nom d’aucun d’entre eux ni ceux des groupes terroristes auxquels ils auraient été affiliés. La police a toutefois pris contact avec les familles de deux des personnes décédées, leur demandant de réclamer les corps de leurs proches. Ces familles affirment que les défunts ont été arrêtés il y a deux ans, et qu’ils ont été portés disparus alors qu’ils étaient toujours retenus par la police, bien que le procureur ait ordonné leur libération.
Entre septembre et décembre 2018, 167 personnes ont été tuées dans des circonstances similaires. Les officiels sécuritaires ont seulement divulgué les noms de trois d’entre eux. Le nombre de « faux positifs » est en hausse depuis le coup d’État militaire du 3 juillet 2013 orchestré par le général Abdel Fattah Al-Sissi, alors ministre de la défense avant d’accéder à la présidence un an plus tard. Bien que sa priorité soit depuis longtemps d’écraser ses opposants politiques pacifiques, toutes affiliations confondues, Sissi qualifie cette répression continue de « lutte contre le terrorisme ». Pour faire taire les objections de l’opinion publique égyptienne et de la communauté internationale face à cette répression sanglante sans précédent dans l’histoire moderne de l’Égypte, il a besoin de présenter de temps en temps quelques résultats « positifs », même s’ils sont « faux ». Cela l’aide à justifier le sale marché qu’ils ont conclu auprès de dirigeants étrangers comme le président français.
En mai 2015, les Égyptiens ont découvert le premier exemple évident de cette horrible méthode quand le ministère de l’intérieur a annoncé avoir tué un étudiant de 22 ans, Islam Attito, accusé d’avoir ouvert le feu sur les forces de police qui investissaient sa cachette dans le désert. Pourtant des documents officiels et des témoignages de professeurs et de membres du personnel de l’université prouvent que la victime a assisté à son examen final la veille de l’annonce de son meurtre. Des images vidéo de sécurité le montrent pourchassé par deux hommes après son départ des locaux de l’université.
« Si un officier tue, il ne sera pas jugé »
En janvier 2017, le ministère de l’intérieur a annoncé qu’il avait tué dix membres de l’OEI dans un échange de coups de feu. Mais certaines des familles des décédés ont révélé qu’au moins six d’entre eux avaient été portés disparus après avoir été kidnappés par les forces de sécurité chez eux ou dans la rue, et qu’ils avaient été détenus au secret pendant des périodes allant jusqu’à trois mois. Des experts techniques ont analysé les images vidéo du raid, diffusées par les forces de sécurité, et ont conclu que le la vidéo était un leurre, ajoutant que les victimes pouvaient avoir été victimes d’exécutions extrajudiciaires. En outre, une vidéo qui a fait l’objet d’une fuite montre l’exécution extrajudiciaire d’hommes et de mineurs non armés, précédemment signalés comme ayant été tués par le gouvernement dans des opérations antiterroristes.
Après son coup d’État de juillet 2013, Sissi a réussi à consolider son pouvoir et à intimider les institutions publiques d’une façon sans précédent dans l’histoire moderne de l’Égypte. Il a presque nationalisé l’appareil judiciaire, le Parlement et les médias.
Il est devenu impossible pour tout citoyen ou institution égyptienne de le tenir responsable de ses crimes contre les droits humains, car il risque de payer un prix insupportablement élevé. C’est pourquoi Sissi a eu l’audace de promette publiquement à ses officiers : « si un officier blesse ou tue des manifestants, il ne sera pas jugé. »
Le cas Giulio Regeni
Même après trois ans de mobilisation du gouvernement, du Parlement, du ministère public, des médias et de la société civile italiens, avec l’appui de la communauté internationale, la famille de l’universitaire Giulio Regeni n’a reçu aucune explication de l’Égypte sur son enlèvement, sa torture suivie d’assassinat — son corps jeté dans le désert. Le gouvernement a d’abord tenté de s’en sortir par l’exécution, extrajudiciaire elle aussi, de cinq Égyptiens à qui il a imputé l’assassinat de Regeni, mais il a rapidement abandonné cette histoire après que les enquêteurs italiens l’ont remise en question. Malgré tout, la famille de Giulio Regeni pourrait s’estimer mieux lotie que les familles des plus de 1 200 Égyptiens disparus depuis 2013, le gouvernement de Sissi refusant de révéler le sort d’un seul d’entre eux. Les disparus attendent peut-être leur tour dans le bétail des faux positifs, ou leurs corps attendent que quelqu’un les découvre accidentellement, comme ce fut le cas avec Regeni. C’est pourquoi le président Sissi a adopté très tôt une politique de tolérance zéro à l’égard des organisations et des défenseurs des droits humains indépendants, qui sont soumis à des poursuites, arrestations, disparitions, fermetures, diffamations en les accusant d’être des « agents étrangers », gels de leurs avoirs, interdictions de voyager ou, comme dans mon cas, menaces de mort, dont je suis sûr que le président Macron est au courant.
En l’absence de moyens crédibles d’établir la vérité et de faire rendre des comptes sur les événements horribles qui se déroulent en Égypte depuis cinq ans, l’ONU a la responsabilité morale, avant sa responsabilité juridique, de soumettre ces atrocités à une enquête internationale. Cela ne sera toutefois pas possible sans le soutien d’États clés comme la France. Le président Macron a l’intention de rencontrer des défenseurs des droits humains au cours de sa visite en Égypte. Il suppose qu’une réunion de quelques minutes pourrait l’aider à se laver les mains de son partenariat avec l’Égypte dans l’assassinat et la répression du peuple égyptien. Ce n’est pas le cas ; le temps est venu d’agir.
Je suis sûr que le président Macron est conscient, comme beaucoup d’autres, des horreurs des dictatures militaires d’Amérique latine, mais je suis également certain qu’il ignore à quel point l’Égypte leur ressemble.
Au cours des trois dernières décennies, la Colombie a été le théâtre d’un phénomène appelé « FauxPositifs » : les forces de sécurité ont kidnappé des gens dans des zones périphériques, les ont exécutés, puis les ont déguisés en guérilleros. Environ 5 000 civils ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires au cours de ces années-là. Le même phénomène a lieu en Égypte. Avec toutefois une différence dans le modus operandi et dans l’échelle.
Une situation plus alarmante que celle de la Colombie
Alors qu’en Colombie, 40 % des 2 000 combattants officiellement tués en 2007 étaient en fait des civils exécutés, en Égypte le chiffre est plus horrible, même si l’on s’en tient à la seule région du Sinaï.