Des chiffres qui trompent
La tendance à convoquer les chiffres dans la communication est désormais bien enracinée : Les sondages qui testent la popularité d’une personne ou d’une mesure, les argumentaires des politiciens lorsqu’ils expliquent la validité de leurs politiques,… le nombre de calories perdues ou consommées lorsqu’on mange un aliment, le rapport entre la taille et le poids, les apports journaliers nécessaires de tel minéral ou vitamine.
Le fameux chiffre (50%) seuil de la recevabilité démocratique n’en est pas une exception. Mathématiquement, si l’on considère le taux d’opposition à une décision comme une pente, il suffit alors de trouver un parcours (courbe) qui permet de garder cette pente inférieure au seuil de rejet. Une telle solution est toujours possible si l’on dispose de la liberté nécessaire pour choisir le parcours, c’est-à-dire lorsque le législateur possède les prérogatives nécessaires pour faire voter une loi en la fragmentant judicieusement. Un peu comme un grand meuble qu’on démonte pour le passer à travers une petite porte sans la casser. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’expression « jeu démocratique », a priori compromettante, n’a jamais été contestée par les « joueurs ».
L’idée même de prétendre expliquer une réalité complexe à l’aide de quelques chiffres anodins devrait interpeller. Sans prétendre être exhaustif, connaître par exemple le taux de croissance économique ne dit pas beaucoup sur la réalité sociale et politique. Connaître la fréquence, ou le nombre de cœurs d’un processeur informatique ne dit pas grande chose sur les performances attendues par l’acheteur. Souvent, les chiffres « vendeurs » avancés en cachent d’autres plus ou moins glorieux, les seuils « sacrés » convenus peuvent servir des manipulations contestables.
Faire valoir une perception de son environnement ou de soi, basée sur des chiffres, c’est opter pour une représentation arithmétique de l’Homme et du monde. Une représentation appauvrie, simplifiée, qui permet à qui de droit de l’augmenter au gré de profits de tout genre, tout en conservant la crédibilité des nombres due à leur neutralité et innocence native. Un peu comme le concept de « réalité augmentée » où, sur la base appauvrie d’un paysage, on peut greffer des éléments virtuels à la demande. Autrement dit, à partir de chiffres bien choisis on procède à une extrapolation qui présente une image crédible, par héritage, mais injuste de la réalité. On se retrouve avec des théories et des idées globalement fausses mais qui pompent astucieusement leur crédibilité dans celle des nombres.
La crédibilité devient une denrée rare, une matière magnétisante que l’on puise dans diverses mines souvent non humaines. Cela pour créer des adhésions à des idées ou des produits. Comme si l’être humain n’a plus sa part naturelle de crédibilité. « Parole d’homme ! » disait-on avant. Ainsi, le recours aux chiffres peut être interprété comme une technique de manipulation mais, en même temps, c’est un malaise qui avoue le manque de crédibilité dont souffre notre société.