Français et musulman : Pour en finir avec les idées reçues
Français et musulman et non pas « Français musulman » : la différence introduite par la petite conjonction « et » me semble plus importante qu’il n’y paraît. Elle a, en effet, une double signification. L’auteur de cet ouvrage, Jamel Khermimoun, est à la fois pleinement français et pleinement musulman. Deux aspects de son identité propre qui relèvent de deux sphères différentes, la sphère politique et la sphère religieuse. Et comme il existe des personnes qui sont Français et agnostiques, Français et juifs, etc il existe aussi des personnes qui sont musulmanes et indonésiennes, sénégalaises ou américaines. Tout comme il existe des catholiques qui sont irlandais ou vietnamiennes, ou des protestants anglais, ce qui n’empêche nullement d’être Français et catholique, ou protestant. Chaque être humain possède plusieurs identités et cela contribue à façonner son individualité spécifique.
Banalité qu’un tel rappel ? Oui certes. Et pourtant dans le contexte actuel, avec ses stéréotypes et ses « idées reçues », en un temps où l’intelligence finit là où commence la peur, ce rappel n’est pas inutile. D’ailleurs, sous la plume de l’auteur, l’affirmation « Français et musulman » est à la fois un constat et une revendication qu’il souhaiterait ne plus avoir à faire, qu’il cherche à dépasser.
Un constat : Jamel Khermimoun est né à Sarcelles ; il possède la nationalité française, il est donc un citoyen français comme un autre. Et comme chaque citoyen, il a son itinéraire propre. Il a effectué des études de géographie politique, culturelle et historique qui l’ont conduit à devenir, en 2006, docteur en Sciences humaines et sociales de l’Université de Paris-Sorbonne. Sa thèse a porté sur « Le département de Seine – Saint Denis : politiques urbaines du Conseil général et enjeux d’image du territoire ».
Ce thème a été élargi dans un ouvrage publié par l’Harmattan : Politiques urbaines et image du territoire, stratégies marketing et discours des acteurs en Seine – Saint-Denis. Plus généralement, les intérêts de recherche de Jamel Khermimoun portent sur l’identité de ce département, emblématique de l’aspect pluriculturel de la France d’aujourd’hui, la gouvernance et la politique urbaine, l’étude de certains quartiers, grands ensemble et l’impact de certaines innovations, comme l’implantation du Stade de France. Autant de sujets importants. Et après des études d’ordre académique, aujourd’hui il publie un essai.
On pourrait, dans un certain sens on devrait, s’arrêter là. Sauf que le titre même de l’essai Français et musulman Pour en finir avec les idées reçues montre qu’au niveau des représentations collectives dominantes la situation n’est pas aussi simple qu’elle devrait l’être. Une expression très proche de celle du titre, celle de « Français musulman » a longtemps été utilisée de façon restrictive. Quand la France était une puissance coloniale, elle a signifié une distinction, particulièrement forte en Algérie, entre des Français d’origine européenne habitant ce pays et ceux que l’on qualifiait également d’« indigènes musulmans », longtemps « sujets français », privés des droits de la citoyenneté, ensuite citoyens de seconde zone. Cette histoire pèse encore lourdement sur la France.
Le constat « Français et musulman » comporte donc forcément une part de revendication. S’il n’y a plus de déni officiel de citoyenneté, nous assistons aujourd’hui à une idéologisation et une instrumentalisation de la notion d’intégration. Cette notion d’« intégration » concerne tous les membres d’une société sans distinction d’origines ou de croyances. La nécessité pour chacun de s’intégrer est due au fait qu’une société n’est pas seulement la somme des individus qui la composent, mais aussi et surtout la qualité des relations qu’ils établissent ensemble, dans leur diversité multiforme (sociale, culturelle professionnelle, religieuse,…) et qui donne de la cohésion et de la dynamique sociales.
C’est d’abord cela l’intégration : un lien réciproque entre les individus et aussi entre la société et les individus pour bâtir ensemble un avenir commun. Cela suppose justesse et justice. La société doit favoriser l’intégration de ses divers membres. A juste titre Jamel Khermimoun insiste donc sur les réalités de la « désintégration » sociale dans « les banlieues de la République » et la perte de substance qui en résulte.
Et, par ailleurs, il existe un paradoxe qu’une des références de l’auteur, Emile Durkheim avait déjà relevé en son temps : deux menaces guettent la société : une intégration trop faible de ses divers membres, certes ; mais aussi une intégration trop poussée générant une « individuation insuffisante ». Chacun doit pouvoir posséder sa propre individualité, ne pas être uniquement une partie du « tout social ». Et donc l’intégration ne saurait être absolue et elle ne doit pas conduire à l’uniformité. Jamel Khermimoun a raison de récuser la problématique de « l’Islam est-il [ou non] soluble dans la République. » Il faut résolument adopter une autre perspective : l’individualité de chacun n’est pas « soluble » dans quoi que ce soit, y compris la République et c’est, grâce à cela, que chaque citoyen peut précisément apporter une contribution originale à la République.
C’est aussi à partir d’une telle optique que l’on peut poser le problème, tant rebattu maintenant, de la « diversité » culturelle et religieuse. Deux indications : D’abord, tout le monde est inclus dans la diversité de la France d’aujourd’hui. Il n’y a pas ceux qui seraient « issus de la diversité » et les autres (issus, eux, de je ne sais quelle normalité !). Ensuite, reconnaître l’existence, et l’importance, de la diversité signifie que l’on ne recherche ni n’exige de personne une intégration absolue à la société car une intégration intégrale serait destructrice de la personnalité de chacun et, d’autre part, serait néfaste pour la société elle-même car elle la figerait totalement.
Dans cette optique, être « Français et musulman » constitue donc un dépassement de la revendication pour devenir une qualité qui contribue à enrichir la société française. Comme le rappelle Jamel Khermimoun les « droits de l’homme [constituent] l’interface des civilisations », et à partir de là, en démocratie, un débat interprétatif peut avoir lieu sur les diverses interprétations convictionnelles des uns et des autres. De même, l’auteur nous présente diverses « questions de société » à partir de son point de vue.
Au-delà de salutaires rappels sur la distance, parfois structurelle, entre des principes affichés et le fonctionnement social réel, j’aurais, moi qui ne suis pas musulman, des accords et des différences sur certains sujets. Ainsi sur la laïcité je pense aussi qu’elle doit faire preuve de « souplesse sans déroger à ses principes » mais j’insisterais sur le fait qu’elle intéresse plus qu’« une poignée de pays ». Ce n’est pas l’objet ici de développer ces points. Je l’ai largement fait ailleurs. Le but de ma préface consiste à rappeler que le propos de Jamel Khermimoun possède une légitimité égale à d’autres points de vue, et qu’il contribue à un débat démocratique où chacun doit argumenter sans idéaliser ni diaboliser.
« Français et musulman », Jamel Khermimoun considère que les « musulmans nés en France et en Occident construisent désormais leur identité non pas à partir d’un modèle importé mais à partir d’un sentiment fort d’appartenance à la nation, qu’ils revendiquent en même temps que leur islamité. » Il veut apporter un éclairage de sa lecture des textes guidée « par l’esprit de souplesse et d’ouverture prôné par l’Islam. » Il faut écouter attentivement ce qu’il a à nous dire ; il faut savoir confronter son propre point de vue au sien, et entrer ainsi dans une démarche de dialogue qui, comme il l’écrit lui-même, pose de « réels enjeux » et soit capable « d’apaiser les esprits ».
Source : http://oumma.com/Francais-et-musulman-Pour-en-finir